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Idées

Rabat-Londres-Washington : Le «Triangle Atlantique actif»

Le Maroc n’exporte plus uniquement du phosphate ou de l’énergie, il exporte un nouveau modèle de partenariat fondé sur ce qu’on peut qualifier de «souveraineté institutionnelle solidaire», soit une combinaison de stabilité et un respect mutuel des intérêts. Cherkaoui Roudani, expert des questions géostratégiques et de sécurité, revient sur les implications de la nouvelle alliance géo-souveraine Maroc-Grande Bretagne.

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Dans un contexte international caractérisé par l’accentuation des rivalités géopolitiques et l’affaiblissement progressif des cadres de coopération traditionnels, les relations internationales s’inscrivent désormais dans une phase dite de «post-positionnement classique». Celle-ci se distingue par une reconfiguration des zones d’influence, fondée moins sur l’équilibre des forces que sur l’émergence d’un nouveau paradigme : celui de la souveraineté habilitante. C’est dans cette dynamique que s’insère le soutien explicite du Royaume-Uni à l’Initiative marocaine d’autonomie pour les provinces du Sud. Ce positionnement, loin d’être conjoncturel, marque une inflexion stratégique notable dans la politique étrangère britannique post-Brexit, traduisant une volonté de s’arrimer à des coalitions souples, ancrées dans des logiques d’interdépendance maîtrisée et de stabilité régionale.

Cette reconnaissance s’aligne avec la vision royale de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, qui a transformé le Sud marocain d’un simple périmètre géographique en un pivot géoéconomique en devenir. Il s’agit d’une convergence entre la «Global Britain» et le «Maroc stratégiquement positionné», entre une doctrine britannique de reconquête atlantique et un projet marocain d’ancrage en profondeur vers l’Afrique. Cette synergie donne naissance à ce qu’on pourrait nommer une «alliance co-souveraine participative», un concept inédit traduisant la transition d’une logique de dépendance vers une logique de co-empowerment.

Au cœur de cette convergence doctrinale émerge une «géostratégie de l’Atlantique élargi», où le Maroc devient un nœud d’interconnexion entre les sphères d’influence européenne, atlantique et africaine. Le projet du Gazoduc Maroc-Nigéria incarne concrètement cette doctrine de l’«intégration énergétique Sud-Nord», qui repositionne l’Afrique non plus en simple pourvoyeur de ressources brutes, mais en acteur structurant de l’ordre énergétique mondial. Long de plus de 5.600 km et traversant au moins 13 pays africains, ce projet constitue une infrastructure transcontinentale qui jette les bases d’une «souveraineté énergétique partagée», offrant aux États africains un levier de maîtrise de leurs ressources, et leur permettant de les valoriser pour générer de la richesse localement, plutôt que de les exporter de façon fragmentée et non coordonnée.

Atlantisme productif et un croissant souverain

Dans ce cadre, l’énergie n’y est pas pensée seulement comme un bien commercial, mais comme un moteur d’intégration régionale, de dynamisation des marchés nationaux, d’investissement dans les réseaux électriques, l’industrialisation et les services logistiques. Soutenu par des institutions internationales de financement, telles que la Banque islamique de développement et le Fonds de l’OPEP pour le développement international, ce projet transcende sa dimension technique pour devenir un véritable corridor souverain d’énergie et de développement reliant l’Afrique à l’Europe via une porte d’entrée marocaine stable et crédible.

Ce modèle redéfinit la relation Nord-Sud, où l’énergie n’est plus un outil de domination unidirectionnelle, mais une voie d’échange équilibré et d’intégration stratégique. Doté d’un positionnement géographique de premier ordre, d’un cadre législatif attractif et d’une expertise avérée dans les énergies renouvelables (avec plus de 37 % de l’électricité produite issue des énergies propres), le Maroc devient une plateforme de transformation énergétique intégrant exportation, stockage, distribution et industrialisation autour de l’énergie (hydrogène vert, engrais, industries de transformation).

Ainsi, l’interconnexion énergétique devient un levier de réorganisation de la carte économique de l’Afrique de l’Ouest. Pour la première fois, un axe souverain et intégré émerge du Golfe de Guinée à Tanger, s’ouvrant sur l’Europe à travers le couloir marocain, redéfinissant les équilibres énergétiques et consolidant la position du Maroc en tant que médiateur stratégique dans la matrice énergétique continentale et euro-méditerranéenne.

Quant au port Atlantique Dakhla, il constitue bien plus qu’un débouché maritime, mais c’est une «infrastructure souveraine de réserve» fondatrice de l’autonomie de l’Afrique de l’Ouest et le Sahel dans son accès aux marchés mondiaux. À travers ce port se dessine une vision d’«ouverture orientée».

Nouvel ordre géopolitique

Ce positionnement trouve un partenaire naturel dans la Grande-Bretagne, en quête d’un accès géopolitique sûr vers une Afrique en mouvement, au moment où certains alliés pâtissent d’un affaiblissement de leur crédibilité stratégique, englués dans des alliances régionales instables ou exposés dans des crises complexes – comme en Libye – où ils alimentent les tensions plus qu’ils ne les apaisent.

Avec l’implication croissante des États-Unis dans cette dynamique se dessine ce que l’on pourrait appeler le «Triangle Atlantique actif» : Rabat-Londres-Washington. Un triangle fondé non sur des alliances sécuritaires rigides, mais sur une architecture souveraine flexible, rééquilibrant les relations et réduisant les vulnérabilités structurelles.

Ainsi, la région du Sahara marocain devient un laboratoire de concepts, tels que la «souveraineté productive» et le «développement géo-souverain», tournant le dos au modèle rentier au profit d’une plateforme de production, de connexion et de distribution transversale. Le projet Xlinks d’acheminement de l’électricité verte du Maroc vers le Royaume-Uni incarne bien plus qu’un simple contrat énergétique, mais il symbolise la bascule géopolitique de la Grande-Bretagne vers un partenariat fondé sur un «ancrage institutionnel durable» avec les pays du Sud.

C’est pourquoi la reconnaissance britannique de la viabilité et de la fiabilité de la proposition marocaine de l’autonomie s’inscrit dès lors comme un signal d’engagement dans la construction d’un nouvel ordre géopolitique, gouverné par une «realpolitik de résolution» plutôt que par une diplomatie attentiste. Lorsque trois membres permanents du Conseil de sécurité (États-Unis, France, Royaume-Uni) soutiennent expressément la souveraineté du Maroc, il ne s’agit plus d’un simple différend, mais d’une affirmation pleine et entière d’un droit souverain.

Jonction entre l’Atlantique et la Méditerranée

Ces reconnaissances coïncident avec de profondes mutations économiques mondiales qui revalorisent la position du Maroc comme passerelle intelligente vers l’Afrique, non seulement par l’infrastructure, mais par la pensée souveraine. Le Royaume n’exporte plus uniquement du phosphate ou de l’énergie, il exporte un nouveau modèle de partenariat fondé sur ce qu’on peut qualifier de «souveraineté institutionnelle solidaire», soit une combinaison de stabilité et de respect mutuel des intérêts.

Cela exige aujourd’hui que Londres passe d’un soutien politique à un rôle d’accélérateur d’investissements et de transfert technologique, en s’impliquant davantage dans les grands projets du Sud marocain et en élargissant la coopération à des secteurs stratégiques, comme la digitalisation, l’intelligence artificielle appliquée à l’agriculture, et l’économie bleue. De son côté, le Maroc est appelé à étendre ses ambitions géoéconomiques comme stratégie géopolitique de liaison entre Atlantique et Méditerranée, en réponse aux instabilités touchant certaines zones d’interconnexion.

Nul doute, construire l’avenir requiert l’émergence d’un bloc prévisionnel de cohésion souveraine, fondé sur une convergence des intérêts profonds et une vision réaliste transformant les défis en opportunités stratégiques. Il s’agit d’une approche qui affirme qu’en ce XXIe siècle, l’Afrique n’est plus en marge de l’économie mondiale, mais un des pôles majeurs de reconfiguration des équilibres de puissance, un espace clé de production de valeur, d’intégration des marchés et de redéfinition du partenariat international.

Pour saisir pleinement la portée stratégique de ce rapprochement entre les deux Royaumes – dont les liens diplomatiques remontent à plus de trois siècles avec la signature du premier traité de paix et de commerce –, il convient d’opérer un retour rétrospectif. En effet, dès le début du XXe siècle, l’école britannique de géopolitique a constitué une référence majeure dans la conceptualisation de l’influence mondiale et la reconfiguration des relations internationales. Cette pensée reposait sur l’interdépendance entre géographie et pouvoir, entre la maîtrise des points de passage maritimes et terrestres et la possibilité de redéfinir les rapports de force. À cet égard, Sir Halford Mackinder reste le fondateur emblématique de la théorie du «Heartland», selon laquelle la domination des terres centrales conférait à un État un avantage décisif dans le contrôle de l’ordre international : «Qui contrôle l’Europe de l’Est domine le Heartland ; qui domine le Heartland gouverne l’île-monde ; qui gouverne l’île-monde gouverne le monde.»

Cette vision impliquait pour le Royaume-Uni de préserver sa suprématie impériale en contrôlant les corridors vitaux, à savoir l’Atlantique, la Méditerranée, les canaux intercontinentaux. Dans le prolongement de cette pensée, le renforcement du lien géoéconomique entre Rabat et Londres impose aujourd’hui un approfondissement conceptuel, une consolidation doctrinale qui dépasserait les simples projets conjoncturels pour forger une nouvelle architecture stratégique durable.

Ingénierie souveraine de la relation atlantique

Dans un monde où les équilibres de puissance sont en pleine recomposition, il ne suffit plus d’évoquer des convergences d’intérêts. Il faut désormais penser en termes de partenariats souverains adaptés à la complexité du système multipolaire et ancrés dans une vision et un positionnement communs.

Face aux mutations structurelles du système international, l’émergence de concepts souverains devient essentielle pour accompagner la dynamique d’un monde multipolaire. C’est dans ce cadre que prennent sens les notions d’entrelacement géopolitique et de capital souverain partagé comme piliers d’un partenariat maroco-britannique dépassant les logiques classiques d’échange pour mettre en place un modèle coopératif où sécurité, développement, souveraineté et stabilité forment un tout cohérent.

Le Maroc, de par sa géographie stratégique, facilite les interconnexions énergétiques et commerciales. Il entre ainsi en résonance avec d’autres trajectoires réussies, comme Singapour en Asie ou la Turquie sur les corridors eurasiens, affirmant son rôle de hub géoéconomique transcontinental. Face à l’intensification des menaces asymétriques dans la région sahélienne (terrorisme, séparatisme, piraterie), cette alliance acquiert une dimension géosécuritaire qui renforce le positionnement britannique dans un espace en recomposition. Dans cette logique, les postures politiques ne suffisent plus si elles ne se traduisent pas par des actions tangibles au Conseil de sécurité, en particulier en soutenant l’Initiative marocaine d’autonomie comme solution souveraine, durable et stabilisatrice, rompant avec l’immobilisme diplomatique.

Cette innovation doctrinale, qui érige les concepts de souveraineté en instruments de projection géostratégique, est intimement liée à l’évolution du savoir stratégique lui-même : on est passé d’une vision centrée sur les terres à une valorisation des marges maritimes comme leviers de puissance. Ce déplacement rejoint les grandes théories de l’hégémonie spatiale, notamment celle de Nicholas Spykman, qui a proposé la théorie du «Rimland», où les zones côtières et maritimes, carrefour des échanges et des civilisations, constituent le véritable terrain de jeu de l’influence mondiale.

Dans cette logique, le Sahara marocain, avec sa profondeur maritime et son ancrage africain, devient une marge active, et sa souveraineté une nécessité géostratégique au cœur des nouveaux équilibres. Cette lecture coïncide avec les inflexions stratégiques de la pensée britannique post-Brexit. Des figures comme John Bew ont façonné une nouvelle vision géopolitique britannique, rompant avec le centrage européen pour embrasser une doctrine atlantique renouvelée tournée vers l’Afrique, la Méditerranée et l’Indo-Pacifique. Cette approche s’appuie sur un dosage intelligent de puissance dure et douce, dans une logique fonctionnelle d’influence souple et adaptable.

Corridors stratégiques Sud-Sud

Ainsi, la reconnaissance britannique de la souveraineté marocaine n’est ni conjoncturelle ni symbolique. Elle reflète un choix stratégique profond en considérant de suite le Maroc comme un partenaire axial dans le Rimland africain, capable d’ouvrir des corridors logistiques, énergétiques et commerciaux vers le continent. En ce sens, Rabat ne se positionne plus comme un allié périphérique, mais comme un architecte d’un nouvel espace afro-atlantique intégré, articulant souveraineté, stabilité et développement.

Dans cette perspective, la doctrine StraitBelt, qui est conceptualisée à partir de la vision géostratégique éclairée de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, se déploie comme une architecture souveraine et intégrative, reliant la Méditerranée aux façades atlantiques et au littoral sahélien dans une dynamique de cohérence géoéconomique et de puissance maritime. Au cœur de ce dispositif géopolitique, l’Initiative des corridors de souveraineté partagée érige la connectivité régionale en instrument de codéveloppement, d’interdépendance maîtrisée et de projection stratégique, redessinant les équilibres autour d’un espace afro-atlantique fluide, sécurisé et stratégiquement interopérable. Dans ce schéma de reconfiguration géopolitique, le Sahara marocain ne représente plus un terrain disputé, mais une plateforme logistique, énergétique et numérique d’interconnexion entre deux espaces majeurs : l’Euro-Atlantique et l’Afrique.

Pour le Royaume-Uni, s’aligner sur cette vision revient à parier sur une Afrique productive et interconnectée, rompant avec les logiques extractives héritées du passé. C’est opter pour une intégration souveraine, fondée sur la réciprocité et la montée en gamme des partenariats stratégiques. Cette convergence se cristallise dans un moment géopolitique décisif : d’un côté, le Maroc, sous l’impulsion de la vision royale, œuvre à l’ancrage continental de son Sahara et à l’activation de corridors stratégiques Sud-Sud, de l’autre, une Grande-Bretagne post-Brexit en quête d’alliances durables dans les espaces émergents où se recompose le cœur du pouvoir mondial. Les grands projets structurants, comme le port Atlantique Dakhla, le Gazoduc Maroc-Nigéria, et les corridors continentaux vers le Sahel, incarnent cette pensée anticipatrice qui vise à renforcer les leviers d’une intégration stratégique maîtrisée.

Tanger-Lagos, bassin de transformation

Les provinces du Sud deviennent ainsi le nœud central et indivisible d’un réseau transfrontalier reliant l’Afrique à l’Europe via l’Atlantique. Cette dynamique partagée entre Rabat et Londres devient le socle d’une nouvelle géo-configuration multilatérale des alliances. Dès lors, cette nouvelle relation Nord-Sud n’est plus dictée par la dépendance, mais par une co-intégration souveraine et proactive. Le Maroc n’est plus une périphérie stratégique, mais une plaque tournante centrale pour la recomposition des relations transatlantiques.

Ainsi, l’engagement britannique ne se réduit pas à un soutien à un règlement politique du dossier saharien, mais participe à une refondation des équilibres mondiaux, à travers des projets concrets, des alliances adaptatives et une vision du XXIe siècle fondée sur la complémentarité souveraine.

La rencontre entre la vision marocaine et le repositionnement britannique post-Brexit ne constitue donc pas une simple convergence d’agendas politiques. Elle marque un tournant fondateur vers un axe géo-participatif s’étendant du Nord Atlantique aux confins du Sahel. Il ne s’agit plus de reproduire des alliances obsolètes, mais d’inventer une nouvelle manière de penser les partenariats stratégiques dans un monde multipolaire.

Cette reconfiguration permet de réinventer l’Atlantique économique et politique par la mise en place de corridors maritimes, énergétiques et numériques, formant un «croissant atlantique productif», reliant les marchés européens aux bassins de transformation africains, de Tanger à Lagos, via la zone sud marocaine.

À cet égard, nous assistons à une transition de la rhétorique politique vers un partenariat multidimensionnel structurant, liant sécurité et développement, souveraineté et stabilité, et posant les jalons d’une nouvelle équation productive Sud-Nord. De plus, ces investissements économiques ont un message géopolitique de fond : Londres ne soutient pas seulement une position, elle investit dans une vision, celle d’un Maroc stable, ancré dans l’Afrique, connecté à l’Europe, et porteur d’un nouvel équilibre Sud-Sud et Nord-Sud. Mais au-delà, ces investissements signifient que Londres fait le pari de la stabilité, de la modernité et de la souveraineté responsable incarnées par le Maroc. Ce n’est pas un geste symbolique. C’est une prise de position qui lie économie, sécurité et vision du futur.

Ainsi, la reconnaissance britannique de la souveraineté marocaine s’inscrit dans un projet bien plus vaste : reconfigurer l’architecture d’influence globale à travers une alliance géo-souveraine intelligente, fondée sur le maillage des volontés et la convergence des visions.

Quand la géographie devient volonté et la souveraineté se fait ingénierie, naissent les alliances qui façonnent l’Histoire au lieu de la subir. Et aujourd’hui, le Maroc et la Grande-Bretagne ne se contentent pas de relier les territoires, ils redéfinissent les contours de ceux qui, demain, auront les clés du futur dans une nouvelle géographie Sud-Nord.