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Idées

Une double casquette

Comment un dossier aussi complexe pouvait être jugé en moins de trois mois ? Pourquoi le magistrat instructeur n’avait pas ordonné une expertise, voire deux ?

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fadel 2014 01 27 2015 04 24

M. A. habite dans un appartement du centre-ville, pour lequel il acquitte  un loyer mensuel. L’immeuble est correctement entretenu et plusieurs appartements sont occupés par des membres de professions libérales, qui y exercent leur activité. Mais au fur et à mesure que le temps passe, les choses commencèrent à se dégrader. D’autres locataires arrivèrent, les charges ne furent plus aussi régulièrement payées, le poste de concierge fut supprimé, ce qui  entraîna la saleté dans les parties communes et une dégradation générale de l’immeuble : vitres du rez-de-chaussée cassées, boîtes aux lettres saccagées ou pillées, fermeture incomplète de la porte d’entrée principale…

Du coup, la grogne monta chez les locataires qui décidèrent en signe de protestation de ne plus acquitter les loyers. Ils estimaient que le propriétaire de l’immeuble avait failli à ses obligations, qu’il avait renvoyé le concierge par mesure d’économie, avec les conséquences négatives qui s’ensuivirent, et que, donc, il était responsable de la déplorable situation actuelle. Réunis en assemblée générale, ils adressèrent une mise en demeure au propriétaire, le sommant de prendre les mesures dans les plus brefs délais, afin de rétablir la propreté et la sécurité des parties communes. Mais le propriétaire adopta une autre position, estimant que pour sa part il ne pourra réagir que lorsque les loyers auront été intégralement réglés, afin qu’il ait les moyens d’investir les sommes nécessaires, ce qui n’était pas somme toute illogique.

Les deux parties campèrent sur leurs positions respectives, et l’affaire fut portée en justice. Dans le dossier soumis aux juges, il fallait trancher entre les deux versions, situation complexe puisque chaque partie avait des arguments fondés, judicieux, et parfaitement légaux. D’ailleurs, en général dans ce genre d’affaires, les magistrats hésitent longuement avant de trancher, soupesant soigneusement les arguments des uns et des autres, et prenant souvent l’initiative de commettre un expert, afin d’avoir un avis externe sur le litige. Mais là, curieusement, et en un tour de main, le tribunal donna raison au propriétaire, affirmant qu’il était dans son droit de refuser d’entamer des travaux, tant que les loyers n’auront pas été acquittés. Verdict qui suscita bien sûr le mécontentement des locataires, mais aussi la surprise des juristes, et leur étonnement.

Comment un dossier aussi complexe pouvait être jugé en moins de trois mois ? Pourquoi le magistrat instructeur n’avait pas ordonné une expertise, voire deux ? Pourquoi n’a-t-il pas diligenté une enquête, ce qui se fait d’habitude dans les affaires compliquées, et surtout mettant en cause une bonne dizaine de personnes ? La réponse à ces interrogations ne tarda pas à venir, lorsque les locataires apprirent fortuitement que le propriétaire de l’immeuble…était également dans le civil, magistrat de profession, exerçant plus précisément la fonction de substitut du procureur au sein même du tribunal où l’affaire avait été portée. (Ce qui n’est en rien anormal, en vertu du principe de la compétence territoriale, qui veut qu’un conflit soit porté devant la juridiction du lieu où il a lieu). Et en fait, il n’était même pas propriétaire, mais agissait en mandataire de son épouse, qui possédait le bien. On comprend que, dans un élan corporatiste, les magistrats ont voulu faire plaisir à leur collègue, fût-ce en maltraitant quelque peu les textes et la procédure. Heureusement pour les locataires, les juges de la Cour d’appel firent une interprétation différente des faits, estimant dans un arrêt original que les deux parties étaient en tort : pour eux, un loyer doit être impérativement réglé en temps et heure, sous peine de provoquer le sempiternel «trouble à l’ordre public», lequel ne supporte aucune contradiction, mais  que par ailleurs le propriétaire était tenu de remplir ses obligations en matière de gestion des parties communes, sans subordonner cela au paiement des loyers. Un jugement à la Salomon, essayant de satisfaire deux positions légales, mais opposées !