Idées
Souirti moulana !
Madame, Monsieur, au moment même où votre action est introduite en justice, nul ne peut savoir quelle genre de magistrat en aura la charge : le bon ou le méchant ? L’affable ou le sévère ? Le compréhensif ou l’intransigeant ? C’est une espèce de loterie, où le citoyen n’a plus qu’à croiser les doigts, conjurer le mauvais sort, et dire : «souirti moulana» !

Lorsque vous vous présentez au tribunal, Madame, Monsieur, pour régler une quelconque affaire, vous ne savez pas à quoi vous attendre. Certes, vous êtes raisonnable, consciencieux, et donc vous vous êtes (au préalable et prudemment) adressé à un avocat afin de mettre toutes les chances de votre côté et clore définitivement un contentieux. Il peut s’agir de loyers impayés, de chèques sans provision, d’un litige commercial, familial ou encore social. Vous êtes confiants : votre argumentation est solide, vos documents sont valables et la loi vous donne raison, d’après votre avocat. Et il s’y connaît pour avancer cela. Pour vous, Madame, Monsieur, le recours à la justice n’est qu’une formalité rapide qui, bientôt (d’après vous), vous confortera dans vos droits. Sauf que (et ça vous l’ignoriez), ce n’est pas si simple, sachant que dans 50% des dossiers traités dans les tribunaux, rien ne se déroule comme prévu, et pour chaque affaire, c’est l’adage marocain qui prévaut : «Anta ou zahrek», qu’on peut traduire par «A chacun sa chance». Car il y a le facteur humain qui intervient, et aucun texte de loi ne peut codifier un comportement humain. En effet, dans les tribunaux siègent des magistrats répartis entre deux catégories : les juges et les procureurs qui ont la charge de trancher dans les litiges qui leur sont soumis. Et là, on constate qu’il existe deux genres de magistrats.
Chez les procureurs, il y a les juristes affables, courtois, toujours à l’écoute des citoyens et de leurs doléances ; ils sont soucieux d’appliquer une justice sereine, ne prenant pas pour paroles d’Évangiles les procès-verbaux de police, et veillant à toujours adopter une stricte neutralité. Avec ce type de personne, les justiciables et leurs conseils savent qu’ils seront entendus et leurs positions bien comprises ; ils se sentent en de bonnes mains. Mais trois bureaux plus loin, le ton change et l’atmosphère se tend. Le procureur qui officie en ces lieux est diamétralement l’opposé du précédent. Imbu de sa personne, conscient du pouvoir qu’il détient, il est sec, autoritaire, cassant : il ne supporte ni les récriminations des justiciables ni les explications de leurs avocats. Son credo est basique, simple, élémentaire : tous ceux qu’on lui présente sont forcément coupables. La présomption d’innocence, il ne connaît pas : tous au trou !
Un retard de paiement d’une pension alimentaire ? Au trou ! Une altercation entres automobilistes ? Idem. Un chèque malencontreusement revenu impayé ? Aussi. On comprend mieux, à le voir «sévir», pourquoi la moitié des personnes emprisonnées au Maroc le sont à titre préventif, en détention avant jugement. Au Maroc, d’ailleurs, il est savoureux de constater l’inversion des termes en matière juridique: alors qu’en France on traite couramment de «la mise en détention provisoire», chez nous le terme consacré est «liberté provisoire»…? Un doux euphémisme qui explique bien des choses.
Donc nos deux procureurs sont aussi différents que le jour et la nuit.
Qu’en est-il des juges, qui doivent statuer sur le fond des dossiers ? En bref, il suffit de remarquer que les mêmes critères s’appliquent. Alors que certains sont conscients du rôle qui est le leur, et s’en acquittent méticuleusement, avec le professionnalisme que l’on attend d’eux, d’autres sont loin de ces considérations terre à terre et adoptent des comportements indécents vis-à-vis des citoyens. Ce ne sont que jugements bâclés, peu ou pas motivés, affaires expédiées en vitesse, sans prendre la peine d’approfondir les faits… Autant de négligences coupables qui expliquent le peu de confiance accordé par les Marocains à leur justice !
Et donc, Madame, Monsieur, au moment même où votre action est introduite en justice, nul ne peut savoir quelle genre de magistrat en aura la charge : le bon ou le méchant? L’affable ou le sévère ? Le compréhensif ou l’intransigeant ? C’est une espèce de loterie, où le citoyen n’a plus qu’à croiser les doigts, conjurer le mauvais sort, et dire : «Souirti moulana» ! À quoi donc tiennent certaines choses…
