Idées
Parole contre parole -2ème partie-
Le voisin, son avocat, sa famille sont aux anges : la justice a tranché, histoire close et, surtout, à oublier. le voisin décide alors de partir en pèlerinage à la Mecque afin de rendre grà¢ce à Dieu. Sur la route qui mène à l’aéroport, la voiture qui l’y emmène, dérape sous la pluie, effectue deux tonneaux avant de s’immobiliser dans un champ. Le voisin est tué sur le coup. La Justice divine a corrigé l’injustice humaine.

Le choc est terrible pour la jeune mère, qui voit le responsable de la mort de son enfant échapper à toute punition. Les proches, amis et famille sont stupéfaits devant un tel verdict de clémence, assez rare sous nos latitudes, les juges locaux ayant la sinistre réputation d’avoir plutôt la main lourde, quand il s’agit de réprimer le crime. Mais dans ce cas, ils ont été séduits par le personnage présenté par l’inculpé, sans aucun doute sur les bons conseils de son avocat : mise soignée, voix basse, ton contrit, bon père de famille, époux fidèle, croyant pratiquant, employé bien noté par ses supérieurs…, un homme présentant toutes ces vertus ne saurait être un criminel qu’on envoie croupir en prison.
Le problème, au-delà du simple verdict, est que l’individu, libéré après seulement quelques jours d’incarcération, est revenu chez lui, dans l’immeuble qu’habite aussi et toujours Mme S. On ne dira pas qu’il se pavane, mais il est devenu plus sûr de lui, confiant en son étoile, persuadé de bénéficier d’une protection divine, grâce à son comportement exemplaire au sein de la société. Et puis, être acquitté au Maroc est aussi un fait presque exceptionnel : les visites s’enchaînent donc chez le voisin. Il y a ceux qui veulent le congratuler, ceux qui veulent connaître le nom de son avocat, ses amis du quartier, ceux de la mosquée. Tout le monde veut le voir, lui donner un cadeau, le féliciter pour sa chance, etc., le tout, bien évidemment sous les yeux de Mme S., toujours portant le deuil de son enfant innocent. Mais les choses ne vont pas en rester là. Le procureur du Roi qui avait requis une condamnation à de la prison ferme n’a pas apprécié le verdict prononcé. Non qu’il soit contre les acquittements, qui font partie du système judiciaire, s’ils sont appliqués à bon escient, mais contre celui-ci en particulier, qu’il juge révoltant, au regard de la douleur vécue par la jeune mère. Il décide donc de relever appel du jugement de première instance, qu’il estime trop clément, et inapproprié au cas d’espèce. Le dossier est alors enrôlé devant la Cour d’appel, composée de magistrats ayant à statuer pour la première fois sur cette affaire. Les faits sont à nouveau analysés, étudiés, disséqués. Les juges entendent les deux parties, constatent eux aussi l’absence de tout témoin, et doivent donc se forger une opinion en fonction des déclarations des deux antagonistes. Ils sont émus par la détresse de la jeune mère, par ses pleurs lors de l’audience et les photos de son défunt enfant. Par ailleurs, et contrairement à leurs homologues de première instance, la personnalité de l’inculpé, sa façon de se comporter, ses manières doucereuses et dévotes, les dérangent, les irritent, les indisposent : ils décèlent, en magistrats avertis, blanchis sous le harnais, toute l’hypocrisie qui se dissimule sous cette apparence qui se veut lisse et transparente.
Le procureur prononce donc son réquisitoire, demandant l’annulation du jugement de première instance, arguant que la mort d’un enfant innocent se devait d’être sanctionnée, et demandant au tribunal une condamnation qui ne soit pas inférieure à cinq ans de prison ferme. Parmi les raisons évoquées pour étayer sa demande, le procureur affirmera que Dieu donne la vie, et demeure seul habilité à la reprendre, nul individu sur terre ne pouvant s’arroger ce droit. L’avocat de la défense reprend la même plaidoirie qui lui avait si brillamment réussi en première instance. Il dresse un portrait élogieux de son client, mentionne sa piété, son honnêteté, insiste sur son rôle de bon père de famille estimé de tous, et conclut qu’on ne saurait priver ses fillettes d’un si bon père, uniquement suite aux déclarations mensongères de la jeune mère. Il conclut en réclamant l’acquittement de son client.
Les magistrats sont bien embêtés : ils comprennent et partagent la douleur de Mme S. Mais la loi est la loi, et il n’y a pas de preuve irréfutable. La mort dans l’âme, ils appliquent un principe simple et universel dans tous les prétoires du monde : «Mieux vaut un coupable en liberté qu’un innocent en prison», et décident donc de confirmer le premier verdict, soit l’acquittement, au grand désespoir de la mère éplorée.
Le voisin, son avocat, sa famille sont aux anges : la justice a tranché, histoire close et, surtout, à oublier. Pour ce faire le voisin décide alors de partir en pèlerinage à la Mecque afin de rendre grâce à Dieu et le remercier de Ses bienfaits. Sur la route qui mène à l’aéroport, la voiture qui l’y emmène, conduite par son frère, et transportant deux autres membres de la famille, dérape sous la pluie, effectue deux tonneaux avant de s’immobiliser dans un champ : les passagers sont indemnes, ne souffrant que de légères contusions, sauf le voisin, tué sur le coup.
La Justice divine a corrigé l’injustice humaine.
Chronique de Fadel Boucetta : Parole contre parole -1ere partie-
