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Idées

Non encore jugé, mais déjà détenu

Peu importe que l’on soit innocent ou coupable, le parquet n’est pas là pour en décider, puisque c’est aux magistrats du siège que revient cette responsabilité. Par contre, il détient le redoutable privilège d’ôter leur liberté aux justiciables.

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chronique Fadel Boucetta

D’une manière générale, il vaut mieux ne jamais avoir affaire à la justice, que l’on ait raison ou pas. Tout citoyen avisé devrait s’en rappeler, et réfléchir à deux fois, avant de commettre certains actes, dictés par la passion, la colère ou tout autre sentiment humain. Quand cela arrive, on se rend bien vite compte que l’on pénètre dans un système qui ne prend plus en compte le seul individu, mais une société dans son ensemble. Ainsi un prospère homme d’affaires s’est récemment retrouvé dans cette situation, et n’en est toujours pas revenu. A l’origine, une banale histoire de chèque impayé ; non pas suite à une provision insuffisante, mais à une signature non conforme. Les banquiers ont cette fâcheuse habitude de ne point entrer dans les détails, ce qui peut se révéler lourd de conséquences. Un chèque a donc été rejeté, la banque décidant que la signature y figurant n’était pas conforme au spécimen déposé auprès de ses services. Plutôt que de contacter le tireur, le bénéficiaire, du genre plutôt nerveux, et sans crier gare, déposé une plainte pour émission de chèque sans provision, ce qui entraîna l’ouverture d’une procédure, et la convocation du tireur par les services du parquet.

Dès l’arrivée au tribunal de Ain Sebâa, le ton est donné : les personnes convoquées sont priées (si j’ose dire) d’attendre leur tour dans une espèce de sous-sol dont on ne sait pas très bien s’il s’agit d’une geôle (non, car il n’y a pas de barreaux partout), ou d’une salle d’attente mi-garage où arrivent les estafettes de police, mi-hall de gare, où attendent quelques dizaines de personnes. L’air y est vicié par les pots d’échappement des véhicules de police, le confort est plus que sommaire (bruits incessants, allées et venues d’agents de police, prévenus hommes ou femmes menottés..). Notre homme d’affaires fut donc prié de prendre son mal en patience, les substituts du procureur étant souvent rapidement débordés, suite à une avalanche de dossiers, à traiter impérativement en quelques minutes seulement ; il s’agit là de décider de l’avenir d’une vie, sans avoir vraiment le temps de s’appesantir sur les détails de chaque cas. Ce qui, soit dit en passant, devrait être le cas, pour ne pas sombrer dans une justice expéditive.

Au bout d’une heure d’attente, et constatant qu’il y avait encore beaucoup de cas à traiter avant le sien, il souhaita sortir du garage dépôt, prendre de l’air frais, et se dégourdir les jambes. Plus facile à dire qu’à faire, car les agents de faction l’empêchèrent de sortir en compagnie de son avocat. Celui-ci protesta, s’emporta, haussa le ton, en expliquant aux agents que cela s’apparentait à une détention arbitraire (toujours fermement et sévèrement punie par la loi, qui condamne toute privation indue de liberté). Rien n’y fit, et la permission de sortir fut refusée.

Ceci est un cas fréquent, sur lequel le Médiateur, ou les associations de défense devraient un jour se pencher: une violation flagrante des droits d’un citoyen, qui n’est, en l’espèce, ni prévenu, ni coupable. Pas encore jugé, mais déjà détenu ; ce qui n’est pas sans rappeler une fameuse tirade de l’Aiglon (fils de Napoléon), d’Edmond Rostand, qui disait, en substance: «Je ne suis pas prisonnier… mais demeure le second à lire mon courrier ; je ne suis pas prisonnier…mais qu’aussitôt je sorte, fleurit sur mes pas une invisible escorte». L’attente de notre homme d’affaires fut longue. Près de trois heures durant lesquelles il eut le temps de comprendre comment fonctionnait le système judiciaire, version parquet : abrupt, dur, insensible, ferme. Peu importe que l’on soit innocent ou coupable, le parquet n’est pas là pour en décider, puisque c’est aux magistrats du siège que revient cette responsabilité. Par contre, il détient (le parquet, donc) le redoutable privilège d’ôter leur liberté aux justiciables. Bien sûr, dans de nombreux cas, après ce passage devant les substituts, bien des personnes recouvreront leur liberté ; beaucoup seront, plus tard, innocentés par les tribunaux, lors de leur jugement. Mais tous, jamais, n’oublieront les conditions de leur passage en garde-à-vue, peut-être également prévue pour marquer durablement les esprits !