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Idées

«Ne fais pas le bien, il ne t’arrivera rien»

Alors, «y a-t-il des témoins», demande benoitement le président, à tout hasard ? «Dieu est témoin» -formule souvent utilisée en arabe dialectal-, répond spontanément l’un des protagonistes. Flottement dans la salle, et bref hésitation du président, qui prend quand même le temps de consulter rapidement ses assesseurs. «Irrecevable», tranche alors le président.

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chronique Fadel Boucetta

La zone industrielle d’Ain Sebaâ regroupe un grand nombre d’entreprises œuvrant dans presque tous les domaines, de l’aéronautique au textile, en passant par les pièces de rechange pour automobile. Dans l’une de ces unités industrielles se trouvait un employé modèle, totalisant près de trente ans de bons et loyaux services, qui n’avait jamais attiré sur lui l’attention de son employeur. Lequel, par ailleurs, était connu pour son caractère irascible, sa nervosité, toujours préoccupé par de multiples tracas quotidiens, ce qui est souvent le lot de bien des industriels.

Dans le cadre normal des activités quotidiennes et routinières de l’entreprise, une dispute éclate entre deux employés ; le ton monte, la dispute s’envenime, et les antagonistes en viennent aux mains. S’interpose alors notre ouvrier modèle, auquel tous les salariés vouaient un certain respect dû, entre autres, à son ancienneté, et donc à son âge. Il essaye de calmer les protagonistes qui continuent à vociférer de plus belle. Alerté, le patron de l’usine intervient et, pour calmer la situation, a décidé une mise à pied de quelques jours…pour le trio. L’employé modèle, pris dans ce piège, proteste, puis essaye de convaincre le patron que lui, il n’est pour rien dans l’algarade… Mais comme il est intervenu, et que le patron veut des sanctions contre les salariés ayant troublé la quiétude de son entreprise, le voilà licencié, sans autre forme de procès.

Saisi du dossier, son avocat présente au tribunal une demande d’indemnisation pour licenciement abusif. La Chambre sociale du tribunal d’Ain Sebaâ rejette cette demande, au motif que «le licenciement abusif n’est pas avéré, le salarié ayant commis un outrage envers son patron». La Cour d’appel essaye d’y voir plus clair. Avant de rendre tout jugement en la matière, elle organise une séance dite «d’enquête», le but étant d’entendre les protagonistes expliquer eux-mêmes les faits, sans les artifices juridiques utilisés couramment par les avocats. Elle convoque les parties à cette fin, la séance n’étant pas publique, mais réservée aux protagonistes et à leurs avocats, dans la discrétion du cabinet du magistrat. Lequel écoute attentivement les versions présentées par chaque partie, et note soigneusement leurs déclarations. Mais de tout cela rien ne se dégage vraiment, ces déclarations étant confuses, chacun présentant les faits à sa manière, et bien sûr, selon la version qui l’arrange.

Le tribunal est bien embêté et demande alors, fortuitement, si la scène a eu des témoins qui pourraient corroborer l’une ou l’autre version. Bien sûr, des témoins, il y en a quelques dizaines, tous employés de la même entreprise, et qui ont assisté aux faits. Mais en matière juridique, il existe des jurisprudences, établies sur la base de similarités entre certaines affaires; en l’occurrence, cette jurisprudence écarte en général les témoignages de personnes jugées trop proches de l’une ou l’autre partie, comme les conjoints, ou les personnes ayant un lien direct avec les antagonistes, comme un supérieur hiérarchique, ou un proche collaborateur de l’une des parties. Alors, «y a-t-il des témoins», demande benoîtement le président, à tout hasard ? «Dieu est témoin» – formule souvent utilisée en arabe dialectal-, répond spontanément l’un des protagonistes. Flottement dans la salle, et bref hésitation du président, qui prend quand même le temps de consulter rapidement ses assesseurs. «Irrecevable», tranche alors le président, priant au passage le greffier de noter que la Cour ne peut pas convoquer le témoin cité, car ne disposant ni de son identité, ni de son adresse complète! Et sans témoin, pas d’indemnisation, le licenciement abusif n’étant pas avéré juridiquement…

Et voilà comment une dure vie de labeur peut être réduite à néant en quelques instants, d’une manière tout à fait légale. Conclusion : d’une manière générale, on retiendra deux proverbes marocains en guise de conclusion. Le premier : «Ne fais pas le bien, il ne t’arrivera rien» (ma dir kheir, may tra bass) ; le second, bien connu également: A l’avenir, «dkhol souk rassak». Ce qui veut dire : «Occupe-toi de tes affaires !»