Idées
Les aléas de la justice
c’est uniquement la faute à pas de chance, si tel matin, un violeur récidiviste est présenté à un substitut, femme de son état, qui n’éprouvera aucun remords à l’envoyer croupir en prison le plus longtemps possible !

Le droit pénal est consacré à la répression des crimes et délits commis sur le territoire national. Il a ses spécialistes et requiert une connaissance approfondie des rouages de la justice, notamment en ce qui concerne les détails pratiques et quotidiens. Il est ainsi toujours très instructif d’assister aux séances de présentation qui ont lieu tous les matins dans les locaux du tribunal pénal d’Aïn-Sebâa. On ne parlera pas d’abattage ou de justice expéditive, mais le fait est que les dossiers se succèdent à un rythme très rapide, peut-être même un peu trop au gré des avocats. Mais dans ce monde souterrain, chacun a ses priorités et ses préoccupations. Le ballet ne s’arrête jamais, et l’atmosphère, pesante, le devient de plus en plus au fur et à mesure que la matinée s’écoule. Le décor, il est vrai, n’invite pas à la poésie : tout se passe dans les sous-sols du tribunal, entre le garage enfumé où s’agite la ronde des estafettes, et les bureaux (sans fenêtres) des substituts…attenants à ce garage pour des raisons pratiques et de sécurité. Les prévenus sont donc présentés à un substitut du procureur du Roi, qui va leur notifier sa décision : liberté provisoire simple ou avec caution, détention provisoire (avec ou sans mandat de dépôt), souvent le sort de bien des personnes va basculer à ce moment précis… et l’on ne peut s’empêcher de parler de chance, ou de roulette russe. En effet, le droit pénal prévoit toute une palette de mesures coercitives, des textes précis fixent les modalités de l’incarcération éventuelle, les jurisprudences en la matière sont bien établies, et donc, en principe, tout devrait fonctionner sans trop d’aléas. Or, et c’est là l’intérêt de la question, c’est aussi une question d’hommes et de femmes, les fameux substituts, qui en tant qu’êtres humains ont également leurs propres sensibilités et leurs propres émotions.
Par exemple, c’est uniquement la faute à pas de chance, si tel matin, un violeur récidiviste est présenté à un substitut, femme de son état, qui n’éprouvera aucun remords à l’envoyer croupir en prison le plus longtemps possible ! Le même substitut sévère et intraitable, qui quelques minutes plus tard accordera toutes les circonstances atténuantes prévues par la loi, à une jeune prostituée, voleuse en sus, mais par ailleurs unique soutien de parents grabataires ou nécessiteux.
Tout ceci se passe dans des locaux à la limite de l’insalubrité, et l’on se prend parfois à faire des comparaisons entre les ambiances feutrées et policées des Cours d’appel de commerce, en pensant aux luxueux bâtiments qui abritent leurs services, en se questionnant sur la notion de justice à deux vitesses. Mais non, en fait ce questionnement n’a pas lieu d’être : d’un côté on juge des individus dangereux, voire nuisibles, qui commettent des actes répréhensibles, parfois avec violences à l’appui ; d’un autre, on juge des personnes bien sûres d’elles, s’exprimant correctement, s’habillant élégamment et s’interrogeant à voix haute sur les raisons de leur présence en ces lieux…
Ce ne sont pas moins de fieffés bandits, mais leurs terrains de jeu se trouvent ailleurs, dans les conseils d’administration par exemple, où l’on prend soin de maquiller les véritables comptes des entreprises, où l’on commet des abus de biens sociaux et autres légèretés du même genre ! Et du reste, il est toujours intéressant d’observer une séance d’instruction entre un industriel aguerri, et un substitut du Roi affûté! Le premier, sur la défensive, ne regrette jamais rien, explique tout et a réponse à chaque interrogation. Il est fort du pouvoir capitaliste et il le sait. Le second, simple fonctionnaire de la justice, certes, mais se sachant doté de pouvoirs étendus, dissimule à peine sa jubilation d’avoir le premier à sa merci. Quiconque a pu assister à ce genre de confrontation en retient l’image d’une confrontation inégale, où bien des choses, indépendantes de la notion de justice, traînent dans l’air.
Un homme d’affaires est en général quelqu’un de pressé, la notion de temps est importante pour lui et ses journées sont jalonnées de RV à heures fixes ; un magistrat, c’est le contraire : il est maître de son temps, et, partant, de celui des autres. On peut ainsi convoquer un PDG à l’agenda bien rempli pour une audition (à propos de licenciements collectifs, par exemple) à 9h du matin; mais il ne sera reçu par le magistrat qu’à 12h30, ce dernier arguant à chaque fois de l’audience du matin, interminable, qui le contraint à arriver si tard. Ce qui est parfois faux, les magistrats instructeurs ne siègent pas toujours à l’audience. De toutes les façons rien ne peut se passer sans eux puisqu’ils sont la pièce maîtresse du système ! Et ainsi va le système, bien rodé et servi par un personnel qui en oublie les états d’âme!
