Idées
Le Maroc, le ciel et les juges
Les époux en sont réduits à écourter leur voyage de noces, engager un pilote privé pour rapatrier leur avion en Europe, annuler toutes les réservations faites à Marrakech et Ouarzazate, tout en remerciant le Ciel de s’en être sortis à si bon compte. Leur périple aura connu des situations diverses, mélangeant l’émotion de découvrir l’Afrique, le Maroc, le détroit de Gibraltar… puis l’angoisse de l’arrestation, la peur de l’emprisonnement, les intrigues du palais de justice… et le soulagement devant le verdict.

Depuis quelque temps, le terme open-sky est fort à la mode. On libéralise à qui mieux mieux et l’on déréglemente la circulation aérienne. C’est l’âge d’or des petites compagnies, des low cost et autres tour-opérateurs, qui voient l’accès aux voyages se démocratiser. Le Maroc a dû réagir, afin de s’adapter aux nouvelles dispositions internationales, et aussi dans le souci de protéger les intérêts de sa compagnie nationale qui occupe depuis des lustres une position fort honorable dans le concert des grandes compagnies mondiales et offre une image positive du pays, grâce à son dynamisme, son évolution constante et sa gestion rigoureuse face à une concurrence féroce.
Il y a encore quelques années, le ciel marocain demeurait un espace aérien fort contrôlé : les compagnies aériennes étrangères pouvaient desservir le Maroc, sous réserve de réciprocité envers la compagnie nationale, et les vols privés demeuraient tout juste tolérés et strictement encadrés. Et c’est là que débute notre histoire, celle d’un jeune couple français fraîchement uni. En guise de cadeau de noces, le marié, épris de pilotage, a décidé d’offrir à sa belle un périple inoubliable, sous la forme d’un voyage en avion privé, devant les conduire de Montpellier à Ouarzazate, avec escales en Espagne, mais surtout à Tanger, Casablanca, Marrakech et enfin Ouarzazate.
Tout se déroule à merveille, le survol de l’Espagne offre de superbes paysages, celui du détroit de Gibraltar procure des frissons inoubliables, et voilà notre couple à Tanger. Après un bref arrêt dans la ville du détroit, décollage vers Casablanca, que les mariés atteindront sans encombre, avant de continuer leur périple.
Mais quelques instants après avoir quitté l’aéroport de Tit-Mellil, voilà que la radio de bord se met à crachoter, et qu’une voix excitée intime au pilote l’ordre de virer de bord et de revenir sans plus tarder à Casablanca. Celui-ci obéit sans hésiter une seconde, respectueux de la législation en matière aérienne qui donne pleins pouvoirs aux contrôleurs au sol, mais s’interroge tout de même : il a bien déposé un plan de vol entre Tanger et Marrakech, ses documents de bord sont en règle, ainsi d’ailleurs que ses papiers personnels et ceux de sa (toute récente) épouse. À l’atterrissage, l’accueil s’avère plutôt musclé : tout ce que le Maroc compte en matière de sécurité est présent : les policiers de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN), ceux de la Direction générale des études et de la documentation (DGED), les militaires du renseignement, des représentants des Forces auxiliaires, d’autres de la Gendarmerie royale, sans oublier les fins limiers de la Police scientifique et des membres de la Sécurité royale. Le couple est interpellé séance tenante, transféré au siège de la préfecture de police, placé en garde-à-vue, pendant que l’avion est fouillé de fond en comble (on y trouvera, notamment, des appareils photo ainsi qu’une caméra), avant d’être mis sous scellés. Vingt-quatre heures plus tard, après un passage éclair devant un substitut du Roi qui les a inculpés d’infraction à la législation aérienne, survol de zones interdites et prises de photographies sans autorisation, le jeune couple se retrouve devant un magistrat pour être jugé. Il apprendra au fil des débats qu’il a survolé (sans le savoir) le Palais de Skhirat, ce qui est illégal au regard de la loi. Le pilote tentera d’expliquer que ce site ne figure pas sur sa carte, que c’est la première fois qu’il accomplit ce trajet, ce qui l’oblige parfois à revenir en arrière pour s’assurer qu’il a bien franchi tel ou tel repère visuel, et que les appareils photo et caméras sont bien utiles lorsqu’on est en voyage de noces !
La Cour, elle, n’entend rien de tout cela et propose une autre version : en fait le couple cherche des photos exclusives et rares pour les vendre à des magazines européens, ce qui explique les ronds en l’air faits par le petit avion, et que cette thèse s’appuie sur la découverte à bord des fameux appareils photo. On frôle l’inculpation pour espionnage, mise en danger de la vie d’autrui (les petits ronds en l’air sont en général proscrits) et outrage à magistrat… mais les juges, cette fois-ci, ont décidé d’être magnanimes (les autorités marocaines ayant bien compris que cette histoire risquait de coûter cher en terme d’image pour le pays ont donné des instructions précises). Les inculpés seront donc condamnés à trois mois de prison avec sursis, une amende de 5 000 DH, la confiscation des appareils photo et caméra et la suspension au Maroc de la licence de pilotage du jeune marié. Les époux en sont donc réduits à écourter leur voyage de noces, engager un pilote privé pour rapatrier leur avion en Europe, annuler toutes les réservations faites à Marrakech et Ouarzazate, tout en remerciant le Ciel de s’en être sortis à si bon compte. Leur périple aura connu des situations diverses, mélangeant l’émotion de découvrir l’Afrique, le Maroc, le détroit de Gibraltar, la perplexité avant de rebrousser chemin vers Casablanca, puis l’angoisse de l’arrestation, la peur de l’emprisonnement, les intrigues du palais de justice… et le soulagement devant le verdict.
