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Expertise judiciaire : les avocats font campagne contre les conflits d’intérêts

Les robes noires dénoncent le fait que des experts figurent à la fois sur les tableaux des tribunaux et mandatés par les compagnies d’assurance. Le ministère de la justice prépare un décret obligeant les experts à publier la liste de leurs collaborations.

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La formation continue deviendra obligatoire pour les avocats

«Un expert judiciaire se doit d’être impartial dans l’exercice de sa mission, au même titre qu’un juge lorsqu’il tranche un litige». La lettre envoyée par l’association des barreaux de Casablanca au ministère de la justice est clairement à charge. Ces derniers pointent du doigt le fait que «des experts judiciaires qui figurent sur les tableaux des tribunaux sont également mandatés par les compagnies d’assurance, ce qui crée une situation de conflit d’intérêts manifeste». Une levée de boucliers qui fait référence aux différents procès intentés par les victimes de sinistres dans lesquels l’assureur est appelé à intervenir. Effectuée après un accident du travail ou de la route, une agression ou encore une erreur médicale, l’expertise judiciaire est cruciale pour la victime comme pour son assureur. De ses conclusions dépendra en effet le montant de l’indemnisation allouée par le juge.

En théorie, le demandeur peut proposer un expert en particulier, mais en définitive, c’est toujours le juge qui choisit. Et selon les barreaux, il peut arriver que l’expert désigné soit par ailleurs habituellement missionné par la compagnie d’assurance adverse. Dans cette situation, la victime se retrouve dépendante de l’avis d’un professionnel qui a des liens économiques avec son adversaire. «La plupart du temps, il ne peut même pas le savoir puisque les experts judiciaires n’ont pas l’obligation de déclarer leurs activités extra-judiciaires», charge de son côté Hassan Dibe, avocat à la Cour. Sur les réseaux sociaux, les avocats s’organisent. Dans les pages Facebook, Twitter, LinkedIn et autres, plusieurs praticiens publient des demandes d’expertises des assurances avec les noms des experts, afin de les récuser en cas de litige impliquant la compagnie en question.

Le ministère de la justice ouvert aux propositions des avocats

Cependant, cette campagne est menée non sans une certaine diplomatie puisque avocats et experts se côtoient quotidiennement au tribunal. «Il est vrai que la majorité des experts exercent leurs fonctions avec conscience et indépendance, mais la meilleure façon d’éviter tout soupçon à ce sujet serait d’empêcher l’existence de ces conflits d’intérêts. Par exemple, il pourrait être rendu obligatoire, pour chaque expert judiciaire, de publier la liste des compagnies d’assurance pour lesquelles il travaille habituellement», tempère le barreau dans sa lettre. Message reçu 5/5 par le ministère de la justice puisqu’un décret imposant cette publication est en passe d’être adopté par l’Exécutif. La réforme prévoit en outre un meilleur contrôle, la création d’un diplôme national et une harmonisation des honoraires, «le tarif devant correspondre à la complexité de l’expertise».

«Lorsque le conflit d’intérêts est patent et peut être démontré, il est alors nécessaire de solliciter une récusation de l’expert judiciaire et de solliciter la désignation d’un de ses confrères. Enfin, dans les cas extrêmes, il faut envisager de demander une contre-expertise», réagit calmement, de son côté, Mohamed Jenkal, expert-judiciaire. Pour lui, ce brouhaha provoqué par l’association des barreaux ne nécessite pas l’intervention du gouvernement, encore moins l’adoption d’un texte réglementaire puisque «les solutions judiciaires existent».

Mais force est de constater que les experts sont desservis par le manque d’organisation: absence de code déontologique, de code de procédure, de base de données nationale afin de limiter les distorsions entre les expertises, absence de formation et de formation continue, de représentant au sein de la Cour de cassation, de critères d’inscription sur les listes considérés comme «désuets». Pour figurer sur ces listes, il faut être particulièrement qualifié dans une profession bien définie et faire acte de candidature auprès du ministère public du Tribunal de première instance de son lieu de travail. Cependant, aucune trace du nombre d’affaires traitées par les experts judiciaires n’existe. Un membre du Conseil national des experts judiciaires explique même que la profession «ne dispose d’aucun chiffre en la matière malgré nos demandes, car nous avons besoin de ces chiffres pour comprendre beaucoup de choses. Nous avons tenté, à deux reprises, un sondage auprès des experts mais malheureusement les réponses n’étaient pas significatives pour que nous puissions les exploiter».