Idées
Ne fais pas de bien, il ne t’arrivera rien…
Le procureur du Roi se montra très sévère, et après une brève leçon de morale, décida l’inculpation de R. pour escroquerie, abus de confiance en bande organisée, délit qui peut valoir quelques années de prison ferme.

L’air est connu, mais l’adage se vérifie régulièrement, constamment et concrètement. M.R. exerce la profession d’architecte depuis des années. Il a quelques belles réalisations à son actif, et essaye à chaque fois d’innover dans son domaine. Vaquant à ses occupations, le voilà amené un beau jour à se rendre dans les locaux d’une commune urbaine afin de récupérer certains documents. Il y constate la présence d’une personne de nationalité étrangère, (que nous nommerons S.) s’exprimant en français, et ayant, semble-t-il, des difficultés à expliquer son cas, et exprimer ses demandes. Puis, remarquant la présence de M. R., cette personne lui demanda de bien vouloir servir d’interprète entre lui et les fonctionnaires. Ce qui fut fait, le problème fut rapidement réglé, mais, de fil en aiguille, et au cours de la conversation, S. apprit que M.R. était architecte. Ça tombe bien, lui dit-il, je suis en train de construire un immeuble, et j’aimerais avoir votre avis sur les travaux en cours. M.R. refusa tout net, car, lui dit-il, «vous avez certainement un architecte en charge de votre projet ; il ne m’appartient donc pas de m’immiscer dans le travail d’un confrère».
On en resta là, et quelques semaines plus tard, S. revint à la charge. En tant que maître d’œuvre, il était parfaitement libre d’engager R., non pas en tant qu’architecte du projet, mais en tant que conseiller technique sur certains points.
Ce qui fut fait avec l’aval du premier architecte. Il faut ici signaler que S. était un entrepreneur dynamique et débordant d’énergie : il visitait son chantier plusieurs fois par jour, parfois seul, ou en compagnie de l’un ou l’autre de ses architectes, et n’arrêtait pas de faire et défaire l’immeuble en construction. Là c’est une pièce trop petite qu’il fallait agrandir, ou la cage d’ascenseur à déplacer, ou….ou…: ça n’en finissait pas, et R. l’informa qu’il mettait fin à sa collaboration. Il fut rémunéré pour les conseils prodigués, et perçut 20000 DH, moyennant l’établissement d’une facture pour prestations diverses. Pour lui l’affaire s’arrêtait là, et le dossier était clos.
Cependant, quelques mois plus tard il reçut une convocation, l’invitant à se présenter au commissariat du quartier, pour comme il est écrit sur ce petit papier bleu : «Affaire vous concernant». Là, on lui apprit qu’un certain M.S. avait déposé contre lui une plainte pour escroquerie et abus de confiance. Tombant des nues, il expliqua donc ce qui s’était passé, affirmant n’avoir en rien travaillé sur le chantier en question, et que son rôle s’était borné à faire quelques remarques et observations d’ordre technique, par exemple : «Ces gravats devraient être évacués» ou «la semelle de ce poteau semble insuffisante : il faudra la renforcer» ; il ajouta qu’il avait été rémunéré à hauteur de son intervention, précisant qu’à titre comparatif, les honoraires de l’architecte du projet s’élevaient à plus de 650000 DH. On le remercia pour ses explications, en l’assurant qu’il n’y aurait certainement pas de suites judiciaires. Sauf que la machine judiciaire, une fois lancée, est très difficile à arrêter. Le dossier suivit donc son bout de chemin, les policiers auditionnant à nouveau le maître d’œuvre, les témoins, les ouvriers. Puis l’affaire atterrit entre les mains d’un substitut du procureur, qui convoqua de nouveau R., le questionna de nouveau sur les tenants et aboutissants de l’affaire, et l’informa qu’une décision serait prise bientôt.
Quelques mois passèrent, puis une nouvelle convocation arriva. Elle n’était plus bleue mais blanche, et n’émanait plus de la police, mais du bureau des enquêtes du procureur du Roi. Elle portait un numéro de dossier et indiquait une date, à laquelle il fallait impérieusement se rendre au tribunal.
Cette fois, les choses sérieuses pouvaient commencer. Le procureur du Roi se montra très sévère, et après une brève leçon de morale, décida l’inculpation de R. pour escroquerie, abus de confiance en bande organisée, délit qui peut valoir quelques années de prison ferme. Puis, il estima que les faits étaient suffisamment graves pour justifier un juge d’instruction afin de diligenter une enquête approfondie, avant de prendre le réquisitoire final: en l’occurrence, R. sera-t-il jugé en tribunal correctionnel, ou en Cour d’assises ? Restera-t-il libre jusqu’au procès (c’est-à-dire en liberté provisoire) ou doit-il être placé séance tenante en détention préventive ? La décision finale sera de le laisser en liberté, mais l’inculpation, elle, demeure, en attente du procès.
Tout ça pour quelques conseils donnés en toute gentillesse !
