Idées
Indemnisation des accidents de la route : une équation pas toujours facile pour le juge
Cette semaine, la chambre correctionnelle du tribunal pénal d’Ain-Sebââ a dû se pencher sur un dossier pour le moins insolite. Certaines audiences sont réservées aux affaires liées aux infractions du code de la route.

On peut ainsi être jugé, suite à un accident de la circulation, afin de permettre l’indemnisation des victimes. On dira : pourquoi un procès, puisque tout le monde est assuré, et que les compagnies d’assurance ont vocation à régler les sommes dues. Oui, certes, sauf que les montants habituellement proposés par les assurances pour un règlement à l’amiable sont tellement dérisoires que tous les citoyens concernés préfèrent porter leur cas devant la justice, espérant ainsi, (et à raison), une évaluation plus précise des dégâts et dommages, partant, des indemnités correspondantes. Dans le cas qui nous intéresse, il s’agissait d’un camion qui avait percuté par l’arrière un véhicule du genre «pick-up», que l’on croise sur toutes nos routes, et qui sont dédiés à différents transports : cargaisons diverses, paysans se rendant au souk hebdomadaire, petit bétail, etc. Là, le véhicule transportait, outre son chauffeur, fermier du coin, le fils de ce dernier, un adolescent de seize ans, et un imposant taureau, pesant quelques centaines de kilogrammes. Le bilan de l’accident fut dramatique : on déplora le décès de l’adolescent… et celui du taureau, qui sérieusement blessé fut achevé par les services vétérinaires pour abréger ses souffrances (pratique courante dans le monde agricole, où l’amour porté aux bêtes n’est pas loin de celui voué aux êtres humains, voire le dépasse). Sans compter l’état du pick-up après le choc, pratiquement démembré, inutilisable et irréparable.
La première moitié du dossier était classique : répartition des responsabilités, désignation des assurances concernées et fixation des indemnisations à régler. Pas de grands problèmes: le chauffeur du poids lourd endossa l’entière responsabilité, puisqu’il a heurté le véhicule qui le précédait, ce qui en justice est qualifié de «défaut de maîtrise», et son assureur condamné à indemniser les victimes.
Concernant ce point, la situation s’avéra un brin plus complexe mais, surtout, inédite, posant de délicats problèmes de conscience. Le prix de la camionnette emboutie est connu, donc pas de problème. La mort du jeune homme est certes dramatique, mais le législateur avait prévu cela. Conscient qu’on n’indemnise pas aisément les proches de la perte d’un être cher, la loi a prévu des barèmes, et la réparation est avant tout pécuniaire, afin d’apaiser les douleurs, non de les supprimer ou de remplacer une disparition par de l’argent. On prend donc en compte l’âge du défunt (jeune, il aurait pu faire de brillantes études et devenir un cadre supérieur plus tard, aux revenus confortables pour aider sa famille), son milieu social d’origine (citadin, campagnard, fonctionnaire, ouvrier ou industriel), et éventuellement sa situation personnelle au moment des faits (étudiant, cadre, ouvrier ou autres). Ces éléments permettent de déterminer une fourchette d’indemnisation, et dans ce cas la Cour la fixa à 50 000 DH (enfant scolarisé, ne travaillant pas, encore à charge).
Notons que les magistrats, qui sont des professionnels, savent très bien que quelle que soit la somme allouée, la blessure demeurera vive pour la famille du défunt ; mais que leur rôle ne consiste pas à contribuer à un «enrichissement sans cause», ni a créer des jurisprudences d’indemnisations élevées. Les assureurs n’y survivraient pas, et cela déstabiliserait l’économie nationale. Concernant l’animal, ce fut plus complexe, car un taureau est une mine d’or pour son propriétaire. Lequel le loue pour les travaux des champs, vend les veaux dont il est le géniteur, et surtout commercialise sa semence pour la reproduction de l’espèce, participant ainsi à la sauvegarde de la race. De plus, l’animal a une valeur marchande, estimée entre 35000 et 90 000 DH, voire plus pour certains spécimens. En l’occurrence la bête concernée était d’une race supérieure, importée à grands frais d’Europe, et ayant nécessité, pour son propriétaire un investissement conséquent. Du coup, et après une expertise destinée à évaluer la valeur du taureau (qui le plaça dans une fourchette de 35 000 à 100 000DH), la Cour fixa l’indemnisation pour la perte de la bête à 80 000 DH, prenant en compte la valeur d’achat, la perte d’exploitation et le préjudice subi. Cela peut paraître cruel, mais les estimations se font à partir d’éléments précis, factuels et quantifiables. C’est pourquoi le rôle des juges n’est pas toujours facile !
