Affaires
Abus de procédure : la Cour de cassation clémente envers les avocats
La limite entre le jeu de la procédure et les manœuvres dilatoires est souvent floue. La Cour estime qu’il faut prouver le comportement fautif de l’avocat avant toute condamnation.

Vendredi 9 octobre, tribunal de commerce de Casablanca. Engagé dans une procédure de dépôt de bilan, un chef d’entreprise risque une condamnation pour endettement frauduleux. Sauf que la procédure dure depuis plus de deux ans et ses créanciers sont à bout de nerfs. Récusation des avocats pour conflit d’intérêts, contestation du syndic, requêtes pour l’exclusion d’une partie de la preuve, contre-expertises… Les conseillers de l’entrepreneur en faillite font tout pour retarder le jugement. Le but ? Obliger les créanciers à renoncer à la procédure de banqueroute, ce qui éviterait une condamnation pénale à leur client.
Les manœuvres dilatoires pour gagner du temps dans une procédure judiciaire constituent un sujet tabou pour les avocats. Gênés par la question, ils reconnaissent tous qu’il s’agit de procédés largement utilisés. «Souvent, l’avocat a besoin lui-même de temps pour comprendre les tenants et les aboutissants de l’affaire, que son client a omis de lui communiquer. Le déroulement du procès pouvant rapidement le dépasser, alors gagner du temps fait partie de son métier», explique Ahmed Taoubih, avocat. Sauf que ces manœuvres sont à la limite de la légalité. L’article 164 du code de procédure civile édicte que si le tribunal estime qu’une procédure «a eu un but purement dilatoire, (le tribunal) doit prononcer contre le débiteur une amende civile qui ne peut être inférieure à 10% du montant de la créance, ni supérieure à 25% de ce montant au profit du Trésor». En outre, l’article 436 stipule : «En cas de survenance d’un obstacle de fait ou de droit soulevé par les parties dans le but d’arrêter ou de suspendre l’exécution de la décision, le président est saisi de la difficulté, soit par la partie poursuivante, soit par la partie poursuivie, soit par l’agent chargé de la notification ou de l’exécution de la décision judiciaire. Il apprécie si les prétendues difficultés ne constituent pas un moyen dilatoire pour porter atteinte à la chose jugée, auquel cas il ordonne qu’il soit passé outre».
La notion de procédure abusive est difficile à conceptualiser
La limite entre un procédé légal et une manœuvre dilatoire s’analyse donc d’un point de vue d’«abus de procédure». Dans son rapport de l’année 2014, la Cour de cassation donne quelques précisions intéressantes sur les critères de l’abus. La Haute juridiction souligne que les dispositions relatives à la condamnation des actions dilatoires ou abusives ne constituant qu’une application particulière du droit de la responsabilité civile pour faute, leur mise en œuvre suppose que soit caractérisé le «comportement fautif» de la partie condamnée.
La Cour de cassation indique avoir «assoupli son contrôle en la matière en n’exigeant plus la preuve d’une intention de nuire ou d’une mauvaise foi», mais indique toutefois continuer «à vérifier que les motifs de la décision attaquée caractérisent suffisamment la faute faisant dégénérer en abus l’exercice du droit d’ester en justice ou d’interjeter appel». Elle précise ensuite qu’«une action en justice ne peut, sauf circonstance particulière qu’il appartient au juge de spécifier, constituer un abus de droit lorsque sa légitimité a été reconnue par la juridiction du premier degré, dont la décision a été infirmée. Une motivation plus explicite est donc nécessaire, à partir de l’examen des circonstances de la procédure». On le voit, la notion de procédure abusive est difficile à conceptualiser. L’avocat compétent en matière de procédure civile, se basant sur les évolutions jurisprudentielles récentes et en raisonnant par analogie, pourra tenter de déterminer si la procédure engagée est abusive ou non. Mais il s’agit là d’un terrain miné où seuls les avocats chevronnés peuvent se risquer. Lorsqu’il est question d’abus de procédures et vu le rôle que les avocats occupent dans un litige, leur responsabilité peut être retenue, au titre du code civil, tout comme du point de vue de la loi régissant la profession. Mais la jurisprudence s’avère souvent clémente envers des praticiens dont le jeu de la procédure est le métier.
La majorité des arrêts rendus par la Cour de cassation ne retiennent pas leur responsabilité. L’avocat peut avoir été trompé par son client quant à des éléments de faits, ou s’être trompé dans la compréhension des choses. Il peut même s’agir d’un problème d’incompétence de sa part et donc, par conséquent, la mauvaise foi qu’on lui impute n’existerait pas vraiment…
