Affaires
Le juge résident au chevet des zones rurales
Dans les zones rurales où les litiges civils portent sur des sommes modiques, la loi sur les tribunaux de proximité a institué les locaux des «juges résidents». L’urgence d’une justice efficace se heurte au manque de moyens et à l’insuffisance des infrastructures.

Difficile d’imaginer un tribunal ouvert un dimanche à Casablanca, Rabat ou à Fès. Mais pour le juge résident de Doukkala, c’est un début de semaine comme un autre. Dans son petit local de T’nine Chtouka, ce juge unique de la juridiction de proximité commence sa journée sous un soleil de plomb et dans une ambiance surchauffée. Lendemain de marché, donc lendemain de chamailleries. Et dans ces contrées où encore tout appartient à tout le monde, difficile de faire la part des choses. Ce jeune magistrat envoyé en bizutage en pleine campagne, dans des locaux en voie de délabrement, sait pourtant se faire respecter.
A 10h, l’entrée à la salle d’audience est moins bruyante mais tout aussi tendue. Première affaire : un non-paiement d’un «bail d’exploitation» d’un champ de courge, montant : 3 500 DH ; suivie d’une contestation de propriété sur du bétail, puis d’un différend autour de la construction d’un mur mitoyen… Les débats sont à la limite du supportable pour l’auditeur désintéressé : cris, menaces à peine voilées et noms d’oiseaux fusent devant notre magistrat qui ne se départit jamais de son sang-froid. En effet, si ces justiciables n’ont que faire des convenances, c’est pourtant avec déférence qu’ils accueillent le jugement.
Des audiences à juge unique
Cette scène, où l’on côtoie une foule bigarrée constituée des parties adverses, presque toutes accompagnées et soutenues par l’ensemble de leurs proches, et d’un gros contingent de badauds venus récolter de quoi alimenter pendant quelques jours les causeries nocturnes, sur fond d’odeur de foin, n’est pas propre à T’nine Chtouka. Il existe plus de 180 tribunaux du genre dans le Royaume. Les audiences y sont à juge unique, certes assisté d’un greffier, mais en l’absence du ministère public. Leur principale particularité est que la procédure y est très simple. Il suffit de déposer une plainte orale auprès du secrétariat-greffe de cette instance pour engager l’action. Et le plaignant n’est pas obligé de passer par un avocat et donc de payer les honoraires relatifs à ce service, ni de s’acquitter des taxes et redevances que tout justiciable est amené à payer au régisseur de la caisse du tribunal avant d’engager une action en justice.
Pour les zones éloignées et enclavées, le législateur prévoit de tenir des séances mobiles par le tribunal de proximité dans les communes qui relèvent de son territoire. Mais il n’en est rien en réalité. Saadia T. est d’ailleurs dans cette situation. Souffrante et habitant la zone sud de Douar Ouled Bouaziz, il lui est impossible de se rendre à T’nine Chtouka. La cause de ses malheurs : un conflit de voisinage qui dure depuis une dizaine d’années et qui ne peut être résolu que devant le juge. Me Mahtour, magistrat de proximité, nous explique que «les séances mobiles ne sont organisées que dans les régions montagneuses, et dans des situations du genre (ndlr : cas de Saadia), il est difficile de caractériser la zone éloignée, et donc un déplacement du juge». C’est un problème courant dans cette région, comme dans tant d’autres, où le seul moyen de faire valoir ses droits est de s’engager dans des procédures coûteuses à El Jadida, devant le tribunal de première instance.
Le téléphone et le télécopieur pour favoriser la proximité
Du côté de la direction civile du ministère de la justice, on affirme pourtant qu’il y a «224 centres opérationnels depuis le mois de mars pour statuer sur ce type d’affaires». Il s’agit de 97 centres de juges résidents, 72 tribunaux de première instance et 55 sièges qui étaient affectés aux juridictions communales ou d’arrondissements. Ceux-ci seront chargés exclusivement d’accueillir les séances mobiles. Quant à l’effectif des juges qui seront affectés à cette mission, il est de 82, soit un nombre encore largement inférieur à celui des centres créés.
Le ministère a donc du pain sur la planche, ce dont il a conscience. «Il faut en effet analyser les emplacements des populations et élaborer des stratégies de répartition géographique en vue d’assurer la proximité relative de tous les citoyens en installant des locaux et des équipements judiciaires adéquats à une journée de voyage tout au plus», indique un document interne du département. «Il conviendra également de prévoir dans le budget les frais d’hébergement et de déplacement des juges qui doivent se rendre sur les lieux de tribunaux dotés de personnel à temps partiel», lit-on encore. Ainsi prévoit-on de collaborer avec les nouvelles «cliniques du droit» afin de «renforcer la capacité de voyage des victimes».
Le ministère prévoit aussi d’autoriser et surtout de généraliser l’utilisation du téléphone, du télécopieur ou d’Internet pour faciliter la participation des justiciables des zones rurales aux séances de conciliation et aux jugements. Et c’est à ce niveau que le ministère de la justice prévoit la collaboration avec les associations pour «recevoir des ordonnances de protection contre la violence domestique par télécopieur en provenance d’autres régions du pays». Le timing reste pourtant la problématique principale de ce genre de mesures. Selon l’étude du ministère, elles devraient entrer en vigueur à partir de mars 2016. Certaines d’entres elles, notamment celles relatives à la création de Cours d’appel en zones rurales, accompagneront la réforme globale de l’organisation judiciaire.
Saadia devra donc prendre son mal en patience et continuer de supporter l’humeur de ses voisins. Pendant ce temps, les affaires qui passent devant le juge de T’nine Chtouka continuent, tous les dimanches, de tenir en haleine une population toujours friande de faits divers pour avoir de quoi meubler les conversations durant des journées très souvent sans relief.
