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Influences

Graffiti : Surface inoffensive, underground subversif

L’institutionnalisation de ce street art, à travers des festivals, lui a ôté son effet
de surprise et lui a fait perdre son essence originale alternative. Les tags perdent
en expression ce qu’ils gagnent en légalité.

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D’un coup, le visage de Casablanca, Rabat, Tanger, Marrakech et d’autres villes marocaines a commencé à changer. Des fresques géantes commençaient à enjoliver les grands boulevards avant de pénétrer un peu plus à l’intérieur des rues. Passant des artères très fréquentées aux rues les plus enfouies, y compris dans les quartiers les plus populaires. Des fresques géantes décorent, à présent, de plus en plus de murs de grands immeubles. Les motifs sont divers et variés. Une série de portraits d’inconnus, une femme tissant un tapis, une vieille qui porte la ville sur ses épaules, un vieux qui utilise un tas de livres en guise de coussin, une femme assise à côté d’un nounours, une jeune fille qui regarde l’au-delà… Il y a dix ans, c’était nouveau et ça changeait des inscriptions habituelles sur les devantures des écoles et collèges : «La propreté vient de la foi», «Sois le fils de qui tu veux, mais sois poli», «La connaissance est lumière, l’ignorance est honte»…

Commande privée ou de festivals
Tout en n’abandonnant pas vraiment les proverbes et les inscriptions moralisatrices, l’évolution tend vers des fresques plus élaborées artistiquement, bien que toujours figuratives. Le street art prend sa place avec toutes ses formes. Des «blazes» constitués des inscriptions des surnoms que les tagueurs se choisissent, aux fresques géantes, en passant par le graffiti et les tags, tous ces styles des arts de rue continuent d’utiliser toujours les mêmes procédés, marqueurs, bombes, pistolets (aérographes) et pochoirs.
Ces fresques viennent toutefois compléter le tableau, ou le remplacer, celui des «graffitis libres» et les graffitis qui se rapportent aux groupes des Ultras des deux équipes casablancaises de football, le RAJA et le WAC. Les fresques géantes sont souvent, sinon toujours une commande, soit des organisateurs des trois festivals spécialisés dans le street art, soit des communes ou, très rarement, des propriétaires privés.
L’institutionnalisation du street art à travers ces commandes permet à l’artiste «d’être rémunéré et de pouvoir s’exprimer dans des conditions matérielles intéressantes», disait Bruno Fredal, alias «Dire». Un artiste graffeur français qui a réalisé une fresque géante au centre de Tiznit pendant les «Etats généraux de la Culture au Maroc», en 2018. Cette institutionnalisation rend le graffiti inoffensif en lui ôtant son effet de surprise. Il perd en expression ce qu’il gagne en légalité. Une façon polie de dire que dès qu’il remonte à la surface, le graffiti perd son essence originale alternative et «underground».
L’appréciation n’est pas très différente, côté artistes marocains. Dynam, un artiste casablancais, de son vrai nom Youness Amriss, pense aussi que l’existence des festivals permet aux artistes de réaliser des fresques géantes et d’avoir une source de revenus liée au graffiti même si ce qu’il reçoit pour ses fresques au Maroc est trop souvent sous-payé en comparaison avec la rémunération de travaux similaires à l’étranger. Le rapport est de 1 à 8.

Des peintures inspirées du pays
Après un diplôme à l’école des beaux-arts de Casablanca, Dynam part à Mons en Belgique, à l’École supérieure des arts au carré, option Dessin et peinture. «Il n’y a pas de spécialisation graffiti dans les écoles des beaux-arts», précise-t-il. Il décrit une école trop classique où on l’oblige à dessiner sur tablette graphique, ce qu’il n’aime pas. «Une professeure de dessin qui ne connaît aucun des artistes de bandes dessinées qui m’ont inspiré et qui ne jure que par Edouard Manet, à cause de qui j’ai été recalé», ironise-t-il.
Dynam rentre définitivement au Maroc en 2022. «Mes dessins et peintures sont inspirés du pays. En Belgique, mes sources devenaient plus virtuelles, provenant essentiellement d’internet. Elles me faisaient de plus en plus perdre prise avec la réalité marocaine. J’ai décidé de rentrer pour vivre le Maroc, parce que l’inspiration ne peut venir que du vécu», explique-t-il. Et d’ajouter : «Même si je connais la limite de la liberté d’expression ici, je me dis que les problèmes peuvent être aussi une source d’inspiration».
Au début de notre entretien, Dynam avait insisté pour situer d’où il vient et quel était son parcours. Une introduction essentielle à ses yeux pour comprendre ce qu’il fait et ce qui l’anime. Dynam est né à Casablanca, dans le quartier 04 (Sbata) comme le célèbre Amine Belaoui, alias Rebel Spirit. Un passage par El Oulfa avant de finir au quartier Rahma. La présentation du contexte de son inspiration était très importante pour lui. «Je ne fais pas de graffiti», précise-t-il, «je fais des fresques et des tags, pour de l’exercice et de l’expression».

Des maquettes parfois refusées
Son ami qui l’accompagne pour notre entretien travaille avec lui à Rabat pour une commande privée de décoration de l’intérieur d’une villa sur la route de Zaer. Il s’agit de Mehdi Zemouri, alias MedZ. Titulaire d’un Baccalauréat d’arts appliqués de Meknès, il se réclame plutôt du tag et du graffiti. Il qualifie son expérience de rue d’illégale et d’underground, «la police et la justice appellent ça du vandalisme», précise-t-il. MedZ résume son propos sur les festivals : «Ils sont bien pour la promotion, mais ils restreignent la liberté d’expression. Ce que nous faisons devient de l’alimentaire. Ça devient que de la décoration.» Un bon résumé pour le parcours du graffiti marocain. En absence de possibilité de subversion et de surprise, les graffeurs embellissent la ville par de la décoration faite de commandes de festivals. Nombreux disent qu’ils y perdent leur âme en y gagnant un peu leur vie. Les contrats entre les artistes graffeurs et la SDL Casa Event précisent ce qui est permis et ce qui est interdit de dessiner. «Des maquettes sont parfois refusées ou tout simplement pas comprises. Rajoutons à cela l’organisation «friendly», pas toujours professionnelle, notamment au niveau de la SDL», poursuit Dynam. Il est vrai que Casamouja, l’événement street art de Casa Event, avait, à sa création, le même directeur artistique que les deux autres événements Sbagha Bagah et Jidar. Avant de donner une carte blanche à Rebel Spirit et finir par déléguer l’organisation à une agence d’événementiel.
L’histoire et l’évolution du graffiti au Maroc se comprennent mieux à travers les parcours des artistes et les festivals dédiés. Le contrôle de ce qui se dessine dans l’espace public est fait par les festivals eux-mêmes en tant que commanditaires, et par les autorités.
Les riverains et les propriétaires des immeubles peuvent également être un obstacle à l’expression des artistes, en surface ou en underground.
Le graffiti se déplace alors de l’espace public vers les espaces intérieurs des galeries ou même du Musée Mohammed VI d’Art contemporain de Rabat. La contestation, en plus d’être potentiellement dangereuse, ne permet pas aux artistes de vivre de leur art. Ils finissent par choisir la voie de la décoration, intérieure et extérieure, et d’affirmer ou prétendre se désengager du politique. Un bon deal pour tout le monde…

 

INTERVIEW

 

Imane Arkhis
Docteur en sociologie

«L’aspect contestataire est toujours présent»
Forme de l’underground domestiquée en expression artistique,
le graffiti garde une dimension subversive selon cette spécialiste.

Cette docteure en sociologie vient de soutenir sa thèse sur «La pratique du graffiti chez les jeunes Casablancais entre expression artistique et forme de contestation» à La Faculté des lettres et sciences humaines Ain Chock de Casablanca. Un sujet trop rarement traité par la recherche académique pour le laisser passer en silence.

Pourquoi ce sujet de thèse et quelle est la problématique de recherche ?
Lors de mes différents déplacements à Casablanca vers 2014-2015, j’ai observé des réalisations artistiques sur les murs de la ville. Ceci a éveillé en moi l’intérêt que j’avais pour l’art et la culture hip-hop qui dépassait le stade de l’admiration. Ayant fait le choix de poursuivre des études, j’ai été conduite à choisir le graffiti comme sujet de recherche. Mon étude sociologique porte sur le graffiti en tant que forme de culture de l’underground qui reflète les rapports de force produits dans l’espace public et permet d’analyser les mutations de l’ordre social visant au maintien de l’ordre établi et à la continuité du pouvoir politique.

Quelles sont les spécificités du graffiti et du tag au Maroc ?
Le travail de terrain m’a permis de constater qu’il existe quatre catégories de graffitis : ceux issus de la culture hip-hop, les fresques qui s’inscrivent dans le cadre des événements artistiques, les graffitis qui se rapportent aux groupes des Ultras et les «graffitis libres» produits par des groupes hétérogènes difficilement identifiables. L’analyse de ces écrits permet de voir que la dimension contestataire est présente non seulement par la trace laissée (le message) mais également par l’acte lui-même.

Quelles sont les conclusions de votre thèse ?
Le graffiti se présente comme une activité à la fois artistique et contestataire. La domestication du graffiti a permis de présenter cette forme de l’underground comme un mode d’expression artistique. Les modalités de la coercition et de la formalisation de cette pratique ont généré des formes de résistance face au pouvoir. En profitant des frontières ambivalentes entre le graffiti artistique et le graffiti vandale, les graffeurs ont trouvé un moyen de contourner cette coercition exercée sur eux. C’est dans l’esprit de subversion et de résistance des acteurs que le graffiti retrouve son caractère contestataire.