Société
Education non formelle, l’école de la seconde chance
300 000 enfants de moins de 15 ans abandonnent le système scolaire chaque année. L’éducation non formelle tente de les sauver en les réintégrant ou en complétant leur formation.
38Â 197 élèves et collégiens en ont bénéficié au titre de l’année 2009-2010, mais cela reste insuffisant.
264 associations et 950 animateurs sont mobilisés.
Un double travail est effectué : préventif et curatif.

Il s’agit sans doute de l’un des plus grands défis que doit relever le Maroc quant à la généralisation de l’école à tous les enfants de moins de 15 ans et l’amélioration par la même occasion de son classement en matière de développement humain. Alors que le taux de scolarisation s’améliore d’année en année, celui de l’abandon scolaire reste inquiétant : plus de 300 000 enfants de moins de 15 ans quittent l’école chaque année.
Il n’est donc pas étonnant que ce sujet bénéficie d’une attention particulière des pouvoirs publics qui avaient lancé, en 1997, le programme d’Education non formelle (ENF). Mais, treize ans après, le bilan reste modeste, à telle enseigne que l’on doute de son efficacité. Mais l’effort accompli aura au moins permis à quelque 400 000 jeunes, dont 58% de filles, de bénéficier du programme ENF. Avant de dresser le dernier bilan de ce programme pour l’année 2009-2010, que la direction de l’éducation non formelle (DENF) vient de finaliser et s’apprête à rendre public, il convient de donner une idée sur ce qu’est l’ENF, et sur les enfants déscolarisés ou n’ayant jamais fréquenté l’école.
L’UNESCO définit l’ENF comme «toute activité éducative organisée et durable qui ne correspond pas exactement à la définition de l’enseignement formel. L’enseignement non formel peut être donc dispensé, à l’intérieur comme à l’extérieur d’établissements éducatifs, à des personnes de tout âge». Côté chiffres, ce sont 300 000 à 400 000 élèves qui quittent l’école chaque année. Un phénomène qui affecte les campagnes (80%) plus que les villes, et les filles (58,4%) plus que les garçons. Estimée à 6% des effectifs, cette déperdition scolaire annihile tous les efforts entrepris par le Maroc en matière de généralisation de la scolarité au niveau de l’école primaire : 93% des enfants entre 6 et 11 ans sont en effet scolarisés.
Si l’on ajoute à cela le nombre d’adultes ne sachant ni lire ni écrire, on comprend que le Maroc se retrouve avec un taux d’analphabétisme de 38%, inacceptable, à l’issue de la première décade de ce XXIe siècle. Or, cet analphabétisme engendre un manque à gagner économique fort pénalisant. En 2004, une étude menée par le Secrétariat d’Etat chargé de l’alphabétisation et de l’éducation non formelle, en partenariat avec l’Unicef, intitulée «La non scolarisation au Maroc, une analyse en termes de coût d’opportunité», a révélé l’étendue de ce manque à gagner. Chaque année d’études supplémentaires passée dans le primaire, note ce rapport, «est susceptible de procurer 12,7% d’augmentation de salaire dans le futur. Ce taux est de 10,4% dans le secondaire». Le taux est plus élevé d’environ un point pour les filles, et ce, aussi bien dans le primaire qu’au niveau du collège. En bénéfices nets, le manque à gagner pour la société représente pratiquement, selon cette même étude, 1% du PIB de l’année 2004.
C’est dire le rôle déterminant de l’éducation fondamentale dans le processus du développement d’une société : le PNUD place à juste titre la généralisation de l’éducation de base au cœur du processus du développement humain. Et ce n’est pas un hasard qu’un économiste aussi avisé que Amaryta Sen, Prix Nobel d’économie 1998, ait mis l’accent sur le rôle majeur de l’éducation dans l’amélioration des potentialités humaines élémentaires : «Instruit, l’homme serait plus épanoui, sa capacité de choisir et de se prendre en charge serait plus importante».
Projet 5 du programme d’urgence : volet de la lutte contre le décrochage et l’abandon scolaire
Ces éclaircissements étant apportés, quelle est la situation maintenant, et surtout que fait l’Etat pour le million d’enfants de moins de 15 ans non scolarisés ou déscolarisés pour leur faire reprendre le chemin de l’école et lutter ainsi contre l’analphabétisme ? Et, d’autre part, que fait l’Etat pour retenir ces enfants à l’école, et lutter ainsi, en amont, contre l’abandon scolaire ? C’est le volet Education non formelle (ENF) qui répond à la première question. Et le volet programme d’urgence à la seconde.
Côté ENF, force est d’admettre que le bilan reste bien modeste, en dépit de quelques efforts, et malgré ce programme d’urgence décrété par le gouvernement en 2008 qui a lui-même consacré tout un projet (c’est le projet 5) à la lutte contre le redoublement et le décrochage scolaire. Le bilan de l’année 2009-2010 de l’ENF parle en effet de 38 197 enfants (sur le million de déscolarisés et de non-scolarisés) ayant bénéficié de ce programme, dont 19 038 filles et 19 159 garçons, 41% dans les villes et 59% dans les zones rurales.
Le bilan note ainsi un accroissement de 15% par rapport à 2008-2009. Rappelons que le programme d’ENF est centré sur deux axes : primo, un travail préventif pour essayer d’apporter de l’aide aux élèves en difficulté scolaire ou à problèmes sociaux afin de les sauver du redoublement et de l’abandon. Secundo, un travail curatif destiné aux élèves ayant abandonné l’école et qui trouvent une seconde chance dans le cadre de l’école informelle (voir encadré). Ces programmes de formation se réalisent dans des centres plus ou moins correctement aménagés, soit dans les écoles publiques, soit dans des espaces propres aux associations ou dépendant d’autres partenaires (maisons de jeunes, centres communaux, …). A noter qu’aussi bien sur le plan préventif que sur le curatif, l’apport du tissu associatif est de premier plan, que ce soit au niveau de l’encadrement ou au niveau du financement. Pour l’année 2009-2010, à titre d’exemple, 264 associations ont pris part à ce programme d’ENF, avec 950 animateurs et un budget de 47 MDH (en augmentation de 40% par rapport à l’année dernière). «Cette augmentation s’explique par l’intérêt foncièrement politique accordé à ce programme d’ENF, alors que d’autres directions ont vu leur budget baisser, la nôtre est l’une des rares qui a vu le sien augmenter», se réjouit H’ssain Oujour, directeur de l’ENF au ministère de l’éducation nationale (MEN). Mais, chose importante à signaler : ces 47MDH ne constituent pas plus de 40% du budget global du programme ENF de l’année 2009-2010. Qui a financé l’autre partie ? Les 264 associations et partenaires ayant participé à ce programme. Il faut savoir en effet que le coût de la formation annuelle d’un élève est estimé entre 800 et 8 000 dirhams et que la contribution de l’Etat ne dépasse pas les 800 DH annuels par enfant. Les animateurs ayant participé à ce programme sont pour leur grande majorité (73%) des diplômés de l’université en chômage. En moyenne, le salaire mensuel d’un animateur est négligeable eu égard au travail qu’il fait : 2 000 DH par mois. Ces animateurs, reconnaît M. Oujour, «travaillent dans des conditions très précaires et doivent faire preuve de qualités psychologiques pour mener ce travail, ce qui est un paradoxe. Ils vont dans la rue, les agglomérations et les douars perdus pour faire un travail de veille, et donc ils sont appelés à avoir un contact permanent avec les enfants et leurs familles pour les soutenir psychologiquement et les aider à ne pas abandonner l’école, et d’y retourner ou d’intégrer l’ENF s’ils ont déjà décroché». Un autre souci anime le directeur de l’ENF : ces animateurs ne sont pas des fonctionnaires du MEN, et «une vigilance s’impose de notre part sur la qualité civique et citoyenne de la formation dispensée par eux», insiste M. Oujour.
L’action préventive et l’action curative de l’ENF se complètent. Chaque année, pour préparer le programme de l’année suivante, la direction en charge du dossier mobilise tous les acteurs éducatifs et dans toutes les écoles pour faire un travail de recensement des élèves déscolarisés.
Des livrets personnalisés sont institués pour chaque élève afin d’établir un suivi de son cheminement à l’école
Et ce recensement se réalise directement par les élèves scolarisés eux-mêmes, une opération appelée «child to child» (enfant pour enfant). Elle s’inscrit dans un processus de suivi individualisé de l’élève à l’aide d’un livret personnalisé, et ce, à travers des cellules de veille au sein des écoles et avec l’implication des acteurs locaux et partenaires de l’école. Jusqu’en juin 2010, 3 488 748 élèves ont eu droit à un livret de suivi personnalisé dans le primaire, ce qui représente 98% du total des élèves. Cette «veille éducative» est censée servir de rempart contre la non-scolarisation et la déscolarisation. Des entretiens au cas par cas ont lieu avec des enfants qui ont abandonné l’école ou qui n’ont jamais été scolarisés, avec comme objectif de connaître les raisons à l’origine de cet abandon ou de ce refus d’aller à l’école. Opération où chaque enfant subit un entretien et remplit un questionnaire expliquant ce qui l’a poussé à quitter l’école. Récurrent certes dans les réponses de ces ex-élèves, le facteur économique n’est pas pour autant le seul à être évoqué. Il s’avère en fait que la relation de l’enfant avec son école est tout sauf une relation d’amour. Une étude de l’UNICEF a déjà, en 2004, mis en exergue quelques raisons de ce désamour : mauvaises relations de l’élève avec ses enseignants, souvent fondées sur la violence et la dévalorisation de l’enfant ; manque de matériel pédagogique ; inadaptation des structures ; absentéisme des enseignants ; défaut de formation initiale des enseignants aux besoins de l’école et des élèves… Et la liste des raisons qui démotivent l’élève et le poussent à quitter l’école est longue.
Lancée en mars 2010 à l’occasion d’un séminaire organisé à Rabat, cette opération de recensement qui a préparé le terrain pour la rentrée a permis de sensibiliser 3,7 millions d’élèves du primaire sur les conséquences de la déscolarisation précoce. Elle vise, et c’est le plus important, la réinscription à l’école d’environ 30 000 enfants et la rescolarisation de 45 000 autres dans le cadre de l’école de la deuxième chance. Cette dernière, malgré ses résultats modestes, a certainement sa place dans le processus de scolarisation, en ce sens qu’elle repêche, chaque année, quel-ques dizaines de milliers d’enfants ayant abandonné l’école. Mais c’est sur l’école formelle, celle de la première chance, que tout le travail doit se concentrer, et c’est là toute «l’alchimie du programme d’urgence», affirme Ahmed Akhchichine, ministre de l’enseignement. S’il réussit, comme le prévoit ce même programme, à atteindre à l’horizon 2012-2013, dans chaque commune, un taux de scolarisation de 96% pour les enfants de 6-11 ans, et de 90% pour les enfants de 12-14 ans, le Maroc aura franchi un grand pas vers la scolarisation de tous les enfants en âge de scolarité. L’ENF sera alors au service des seuls adultes qui traînent encore, comme un fardeau, leur analphabétisme. En attendant, le chemin est très long…
