Ces parents piégés par la boulimie de leurs enfants pour les marques

Vêtements, chaussures, accessoires, téléphones, consoles de jeu…, ils font la pression sur leurs parents pour s’offrir des marques. Résultat d’une société de consommation mondialisée, cette boulimie coûte très cher aux foyers.

Les parents ne savent plus où donner de la tête ! Leurs rejetons sont de plus en plus exigeants. Passée la période de la prime enfance, ils ne veulent pas moins que des chaussures Prada, des espadrilles Nike ou Reef, des pantalons et autres tee-shirt Diesel, le mobile Nokia N900 ou le nouvel Iphone, des cartables en cuir Visconti pour mieux épater la galerie… et la liste est longue. Evidemment tout cela coûte cher, très cher mais le plus difficile est que la demande est répétitive. Gavés par une surexposition médiatique et bien informée à travers le web notamment, les ados et les jeunes veulent à tout prix être branchés. Les enfants de parents plus ou moins fortunés rivalisent pour montrer aux autres leur rang social, leur aisance matérielle, leur style de vie, leur «modernité». Il n’y a qu’à jeter un coup d’œil dans les  établisements scolaires, surtout privés, pour se rendre compte de cette addiction aux marques qui va jusqu’aux cahiers et trousses portant la griffe d’enseignes de renommée. Yasmina S., la quarantaine, se plaint que sa fille de 13 ans l’entraîne les samedis après-midi vers les grands magasins au Maârif pour visionner les dernières collections. «Vous vous rendez compte, elle ne veut que du signé, jusqu’à son string qu’elle préfère estampillé Esprit, tout comme ses copines à l’école, prétend-elle».

Après la Play station II et deux PSP, c’est la Play station III puis l’Iphone 3GS

Pour M. A., lui, père de deux enfants c’est plutôt le rayon technologie qui lui cause des soucis. Après avoir acheté à l’aîné de 10 ans, il y a trois ans déjà, une console de jeux Play station portable et s’être résolu, six mois plus tard, a en acheter une autre pour le benjamin de 5 ans, qui criait à l’injustice, il s’est vu réclamer à la fin de l’été dernier l’achat d’une autre console, la Play station III en remplacement de la Play station II jugée obsolète. «Tous ses copains en ont et il a honte, quand ils viennent chez lui, de leur
proposer de jouer avec la psps seulement. Vous vous rendez compte !», fulmine ce cadre supérieur. Et ce dernier de continuer sur sa lancée. «Nous avons jugé utile, sa mère et moi de lui offrir un téléphone mobile pour pouvoir le joindre, juste au cas où. C’était il y a trois mois. Aujourd’hui, il réclame un Iphone, et pas n’importe lequel. Un 3GS avec vidéo et connexion internet», s’étrangle-t-il. Prix de l’article sur le marché parallèle : 5 000 DH. Demande refusée…. pour le moment.   
Et les exemples peuvent être multipliés à l’infini. Comment cette boulimie de marques a-t-elle pu conquérir à ce point les jeunes ? Pour satisfaire quel besoin ? Les parents suivent-ils toujours ? Amina Ennceiri, psychosociologue exerçant à Paris, s’alarme en constatant que le phénomène «s’opère de plus en plus tôt. C’est un moyen d’échapper à l’enfance ou à sa classe sociale ou, à contrario, d’afficher des signes distinctifs qui ont un lien avec le milieu social. Les adolescents sont sans cesse dans l’anticipation au travers des signes vestimentaires, culturels, du langage, des goûts sportifs et musicaux».  
On ne peut cependant pas dire que tous les enfants sont «malades» des marques, nuance Siham A., professeur dans un lycée casablancais. «Mais le fait est là : dans la cour, la frime bat son plein, et les élèves montrent ostensiblement à qui mieux-mieux, comme des trophées, leurs gadgets. Hélas, on ne parle que de cela», se désole-t-elle. On sait de par les études sociologiques réalisées que les jeunes, attirés par tout ce qui est mode, sont soucieux de leur image et de leur individualité, car le phénomène n’est pas nouveau, il a toujours existé, signale Ahmed Al Motamassik, sociologue, et ça prend plusieurs formes. «Si pendant les  années 1970, explique-t-il, les jeunes affichaient leur individualité et leur particularisme par le port du pantalon pattes d’éléphant et la chevelure abondante, nos jeunes d’aujourd’hui se trimballent avec des jeans déchirés aux genoux, tatouage au biceps, piercing sur le ventre, et baskets de 1 500 DH et plus». A une différence près, entre les deux époques : cette distinction par les marques qui est celle d’aujourd’hui coûte cher, très cher aux parents. Autre différence notable, «hier on demandait de temps en temps, aujourd’hui la demande est de plus en plus fréquente».

Parfois ce sont les parents eux-mêmes qui encouragent le phénomène

Arborer des marques authentiques -pas de contrefaçon s’il vous plaît, les enfants font très attention à cela et ont peur d’être la risée des autres- coûte beaucoup d’argent. La valeur n’est plus dans le produit mais dans l’image qu’il véhicule, et c’est cette image qui est très chère. C’est ce que Mohssine Benzakour, psychosociologue, appelle la montée en puissance de l’immatériel dans la consommation. «On ne vend plus le produit lui-même, mais ce qu’est le plus par rapport à ce produit, c’est-à-dire l’image. Il faut comprendre que dans le processus d’achat, deux éléments sont toujours intimement liés : un usage et un symbole».
Les enfants sont très influencés par la publicité, l’entourage où ils baignent et le mode de vie des stars qu’ils regardent sur les chaînes satellitaires. Pour certains, fréquenter une telle école d’élite sur la place, arborer un vêtement Levi’s ou Diesel renvoie une image de soi que l’on veut transmettre aux autres, voire une façon de penser et de se comporter. La marque, confirme Amina Ennceiri, «est un des éléments par lesquels le consommateur communique qui il est ou qui il veut être aux yeux des autres. Outre ce miroir extérieur, la marque est aussi un miroir intérieur, une façon pour l’acheteur de se construire, de se définir à ses propres yeux». Pire, ajoute-t-elle, certains parents aiment eux-mêmes ce jeu social et encouragent parfois leurs enfants sur cette voie. Quitte à le payer très cher (Voir entretien ci-dessus).
Adil, 13 ans, collégien dans un établissement huppé de Casablanca, arborant fièrement un jean Levi’s et un sweat Jack & Jones Logona White, ne dit pas autre chose. «Les marques nous permettent d’en apprendre plus sur le style des autres personnes, donc de connaître, d’une certaine manière, leur façon de penser», dit-il pour justifier ses choix. Son père, un cadre dans une boîte de publicité, pourtant peu intéressé par la mode, n’en revient pas  : «Déjà je lui paie une école très chère, et il me réclame en plus un portable dernier cri. J’ai beau lui expliquer que l’essentiel est de s’habiller correctement sans avoir besoin d’un symbole, il n’en fait qu’à sa tête.
Cette boulimie de l’ostentation ne s’arrête pas aux portes des écoles primaires et secondaires, elle envahit aussi les écoles supérieures privées, dont les étudiants ont dépassé l’âge de l’adolescence. Ce professeur dans l’une de ces écoles raconte, consterné : «Chez nous, on a peut-être dépassé l’âge de montrer son pantalon signé ou sa montre Rolex, mais dans ma classe, ce n’est plus un seul portable dernier cri qui est posé sur la table, mais deux du même acabit. Chez les filles plus que chez les garçons, c’est vrai. Chez ces derniers, ce sont les bagnoles qu’ils empruntent à leurs pères qui priment».
C’est dire que la frénésie des marques, outre qu’elle soit un style de vie, n’est pas l’apanage des seuls enfants et adolescents, certains adultes eux-mêmes ne résistent pas à cette tentation. Au Maroc, plus que dans d’autres pays européens, on assiste, convient Mme Ennceiri, «à une déferlante de produits de marque, clinquants et tape-à-l’œil. Il y a un vrai décalage dans la société, alors que la pauvreté est présente et visible, afficher de façon ostentatoire des signes de richesse extérieure peut ressembler à une  provocation. Cette tendance n’existe pas seulement chez les jeunes. Elle l’est aussi chez les adultes».

Certains parents se débarrassent de leurs enfants par l’argent : mauvaise affaire

Les satisfaire ou ne pas les satisfaire ? Un vrai casse-tête pour les parents. «Le fait de les priver de vivre comme leurs congénères est souvent vécu comme une frustration. Il est du rôle des parents de les armer d’arguments solides à brandir devant leurs pairs, à l’école ou ailleurs, pour les remettre à leur place», estime M. Al Motamassik. Comment ? Puisque ces marques coûtent très cher, certains parents y vont carrément franco calmer les ardeurs de leurs enfants. Par exemple, en leur dévoilant, preuve à l’appui, ce qu’ils gagnent et ce qu’ils dépensent. «Il m’est arrivé, raconte un autre père de deux adolescents, de donner des arguments solides à mes enfants pour clouer le bec aux frimeurs qui exposent à tout-va leurs accessoires luxueux, de leur expliquer que l’habit signé ne dispense pas de commettre des fautes d’orthographe et d’échouer dans ses examens, qu’il y a plus important, ce qu’on a dans la tête. Et de leur montrer mes relevés de compte pour qu’ils voient eux-mêmes mes ressources et mes dépenses et constatent que je ne suis pas en mesure de répondre à leurs lubies. Ils ont compris».
Au final, contenir la boulimie des enfants est d’abord et avant tout une affaire d’éducation. Combien d’enfants sont choyés au plan vestimentaire, les marques qu’ils arborent étant même choisies par leurs propres parents, mais demeurent malgré cela frustrés. «Un enfant, rectifie M. Al Motamassik, a plus besoin d’amour, d’estime et d’accompagnement. Pas mal de parents croient qu’en achetant à leurs enfants pour les satisfaire, ils règlent le problème. Or ils développent chez eux un individualisme angoissant». D’autres «se débarrasseraient de leurs enfants par l’argent, renchérit-il,  alors que l’ado a surtout besoin d’être rassuré et aimé». C’est également une affaire de marketing. Des magasins rivalisent en investissant un argent considérable dans la publicité pour aguicher les ados, ils savent en plus qu’en les séduisant, dit ce commercial d’un magasin de vêtements pour enfants, «on jette les jalons pour les attirer à l’âge adulte». Les jeunes, confirme Mme Ennceiri, constituent une cible privilégiée pour les entreprises. Ces dernières savent en effet que les enfants «rejettent tout ce qui est ordinaire, d’autant plus qu’ils sont prisonniers de la pression du groupe qui peut s’avérer très forte dans certains cas. L’emprise des marques est telle que certains verraient bien le retour de l’uniforme dans les écoles», conclut-elle. Il convient alors d’expliquer que l’on ne peut pas tout avoir, quand bien même on en aurait les moyens.