Société
A. Aboudrar : Il faut en finir avec la banalisation de la corruption
Les lois seraient impuissantes sans des textes d’application et un mécanisme de suivi, et pourquoi pas de sanction, sans quoi le travail de l’instance est décrédibilisé.
En 2009, hors salaires, nous travaillons avec un budget de 15 MDH. Mais, à l’avenir, il faudra adapter le budget aux actions que nous menons et à notre programme d’activités.

Onze mois sont passés depuis la désignation du président de l’Instance centrale de prévention de la corruption, mais le démarrage effectif de cet organe créé par décret en 2007, conformément à la convention des Nations Unies contre la corruption, n’a commencé qu’en janvier 2009. Il a fallu d’abord installer ses structures, adopter un règlement intérieur, un budget, un organigramme, constituer des commissions thématiques… Dans cet entretien, son président, Abdeslam Aboudrar, nous parle d’un premier bilan caractérisé par l’adoption d’un plan d’action sur deux ans (2009-2010) et de la stratégie globale d’une instance dédiée plus à la prévention qu’à la sanction. Entretien.
Au cours des dix dernières années, une panoplie de mesures ont été prises par le gouvernement pour lutter contre la corruption. La dernière en date est l’installation de l’Instance Centrale de la Prévention de la Corruption (ICPC) que vous présidez. Quelle valeur ajoutée ?
Je crois que les pouvoirs publics, au sens large, ont pris conscience du rôle capital de la gouvernance comme élément dans toute stratégie de développement, tant économique que politique. Pour l’économie, qui nous intéresse en particulier, la bonne gouvernance est la première préoccupation des investisseurs, des opérateurs et des citoyens d’une manière générale. Il y a conscience de l’existence d’un problème majeur, préjudiciable à l’économie, et auquel il convient de s’attaquer de toute urgence. Cette prise de conscience n’est pas nouvelle. La volonté de l’Etat de s’attaquer au fléau de la corruption, avant même le plan d’action du gouvernement Jettou anti-corruption, et la batterie de mesures qui l’accompagne, remonte à l’époque d’Abderrahmane Youssoufi. Rappelons qu’à l’époque, ce dernier avait initié un «programme de moralisation de la vie publique», en prenant quelques mesures comme le texte sur la déclaration de patrimoine, ou encore la mise en place d’une commission de lutte contre la corruption. Ce qui est nouveau aujourd’hui c’est que les pouvoirs publics veulent traiter le fléau dans une démarche globale, qui s’articule autour de plusieurs axes. L’un d’eux est le processus qui a amené le Maroc à ratifier la convention des Nations Unies contre la corruption, ce qui contraint à prendre nombre d’engagements, dont la création d’une instance de prévention de la corruption. Mais il n’y a pas que cela, il y a eu en même temps la redynamisation du Conseil de la concurrence, la création de l’unité de traitement des renseignements économiques (l’unité anti-blanchiment). Il y a eu aussi l’annonce d’une réforme majeure de la justice, sans parler de la loi sur la déclaration de patrimoine, la révision du texte sur les marchés publics, et j’en passe.
Et le rôle de l’instance dans tout cela ?
Justement, toutes ces initiatives que j’ai citées souffraient d’un manque de coordination et d’un manque de cohérence. L’ICPC vient combler ces lacunes : assurer une cohérence globale, une coordination entre les acteurs qui agissent dans le domaine de lutte contre la corruption. Elle aura également pour rôle d’évaluer les actions entreprises.
Selon le rapport de Transparency International (TI) de 2008, sur l’indice de perception de la corruption, il n’y a aucune amélioration. Pire, sur 180 pays, le Maroc a dégringolé, en un an, de la 72e à la 80e place, que peut une instance purement préventive ?
Il y a beaucoup à faire. L’ICPC, comme vous dites, et comme son nom l’indique, est une instance de prévention et non pas de sanction, et à ce seul titre sa tâche est très importante. Notre objectif est de bâtir un système national d’intégrité, et ce, en impulsant un certain nombre de réformes majeures : la démonopolisation de l’économie, sa transparence, la simplification des procédures administratives, l’accélération de l’informatisation pour limiter les contacts entre administration et citoyens, la réforme de la justice… et j’en passe. En résumé, l’ICPC œuvre à tout ce qui participe à la transparence et à la bonne gouvernance. Il y a aussi des plans d’action avec chacun des opérateurs majeurs qui constituent le pilier de ce système d’intégrité, en premier lieu le gouvernement lui-même qui doit mettre en tête de ses priorités cette question de gouvernance. N’oublions pas le rôle du Parlement aussi, qui doit tenir rigueur au gouvernement de ses actions en matière de lutte contre la corruption et du suivi de l’application du plan anti-corruption. Il y a aussi quelques instances, comme la Cour des comptes ou l’Inspection générale des finances dont il faut optimiser, par quelques dispositions, le travail de contrôle qui est le leur. Au niveau du secteur privé, il y a aussi un certain nombre de démarches à prendre : avec la presse, l’université et la société civile. En amont, il va falloir hisser l’arsenal juridique marocain anti-corruption au niveau des standards internationaux et, à ce niveau, le Maroc n’a pas le choix : il doit respecter toutes les conséquences qui découlent de la ratification de la convention des Nations Unies contre la corruption. Le gouvernement est tenu de rendre compte tous les deux ans de ses actions au plan international en la matière.
Que peuvent toutes les lois du monde contre la corruption si elles restent lettre morte ?
Ce n’est pas essentiellement une problématique de loi, en effet. Le Maroc dispose d’un bon arsenal, mais il en faut quand même plus pour combler toutes les lacunes. Comme cette loi qui protège dénonciateurs et témoins des actes de corruption que la société civile réclame. Cela dit, c’est vrai, ces lois seraient impuissantes sans des textes d’application, et un mécanisme de suivi, et pourquoi pas de sanction, sans quoi tout notre travail est décrédibilisé. Le Maroc est tenu de compléter l’arsenal juridique et réglementaire qui souffre de nombre de lacunes, et l’expurger de certaines lois obsolètes. Le gros de la corruption dans le domaine de l’urbanisme par exemple provient des lacunes dans les textes. On parle par exemple de logement social, mais c’est quoi un logement social en fait ? Aucune loi ne nous le précise. Et certains fonctionnaires peu scrupuleux en profitent pour soutirer de l’argent aux constructeurs en échange de l’autorisation de construire. Donc les lois et les règlements sont importants, encore faut-il bien travailler pour les rendre opérationnels. Il y a même des bons jugements de tribunaux qui ne trouvent pas la voie de leur application. Et dans tout cela, l’instance peut jouer un rôle au moins d’autorité morale et d’impulsion.
Six mois après le début du travail de l’instance, peut-on parler d’un bilan ?
Nous sommes devant un fléau bien enraciné et qui s’aggrave de plus en plus, et donc devant un passif lourd, il faut du temps, beaucoup de temps pour le dépasser. Il faut s’armer d’une stratégie globale impliquant tous les secteurs et les acteurs, avec un travail pédagogique, d’études et de recherche important à mener. Ensuite, il faut des plans d’action concertés. Six mois ne sont rien dans la vie d’une instance, avec un passif de corruption si lourd. En six mois, nous sommes à peine en train de mettre en place les jalons d’un travail de longue haleine : les structures de l’instance (élection de la commission exécutive et des commissions thématiques…) ont procédé à plusieurs réunions et tiré plusieurs conclusions qui seront opérationnalisées au cours du second semestre de cette année, et tout au long de l’année prochaine. Le plan d’action que nous avons adopté s’étale sur deux ans, 2009-2010.
La société civile sera-t-elle associée dans la mise en application de ce plan d’action ?
Assurément. Transparency Maroc (TM) et l’instance de la protection des deniers publics sont représentées dans les organes de l’ICPC, y compris au sein de la commission exécutive. Nous travaillons la main dans la main, et nous utilisons tout le matériel accumulé par TM qui a maintenant quinze ans d’expérience. Nous avons œuvré à ce que TM ait le statut d’utilité publique et elle l’a obtenu. Elle compte parmi les associations qui sont là pour tirer la sonnette d’alarme quand il le faut. Nous n’allons pas travailler en vase clos, mais sous l’œil critique et vigilant de la société civile qui milite pour la même cause, voire sous le regard des instances internationales comme Transparency International, les agences qui notent le risque pays, la liberté d’entreprendre (Doing Business), ainsi que la «Transparence Budgétaire»… Nous sommes conscients qu’ils sont en train de nous regarder et nous ne serons pas insensibles à leurs jugements censés être traduits sous forme de notes.
La convention des Nations Unies ratifiée par le Maroc parle d’une ou de plusieurs instances, imaginez-vous la création au Maroc d’une deuxième instance qui serait dotée de ce pouvoir de sanction que l’ICPC n’a pas ?
La convention dont vous parlez mentionne en effet cela, et quelques pays se sont dotés de plusieurs instances. Notre instance a cet avantage qu’elle est composite, même s’il est difficile de la doter de pouvoirs d’investigation, de poursuite et de sanction. Pour qu’elle exerce ces pouvoirs, il faut des garanties car la poursuite et la sanction touchent aux libertés individuelles et à la dignité des personnes.
Et ces garanties sont offertes dans le monde entier, jusqu’à nouvel ordre, par les instances judiciaires. Si on veut une instance de sanction, il faut qu’elle ait un caractère judiciaire. Mais rien n’interdit à l’ICPC de se renforcer et d’élargir ses prérogatives dans ce sens. Nous sommes en train d’y réfléchir. De la même manière nous sommes en train d’étudier une autre idée : faire le bilan de la Cour spéciale de justice (CSJ) supprimée et en tirer quelques enseignements. C’était une Cour d’exception comme nous savons, et était saisie par le seul pouvoir exécutif. Durant ses années d’existence, elle a accumulé une expérience qu’il serait dommage d’ignorer. Des pays nous ont devancés dans ce domaine : mettre en place des juridictions spécialisées, et non pas exceptionnelles, dédiées aux affaires de corruption, à l’instar des tribunaux administratifs ou de commerce. Des juridictions dotées de moyens humains et logistiques qui seraient saisies directement par l’Instance, par d’autres institutions comme la Cour des comptes, l’IGF et par les justiciables en général, sans passer obligatoirement par le ministre de la justice. Outre la prévention, comme vous constatez, mettre fin à l’impunité est un élément aussi important dans notre stratégie.
Le ministère de la justice vous a consulté sur la réforme qu’il est en train de préparer. Quelle a été votre réponse ?
D’abord cette demande de consultation nous est arrivée tardivement et l’instance n’a pas été saisie sur la base d’un projet de réforme pour qu’elle puisse donner son avis. Mais nous avons notre idée concernant cette réforme, du moins en ce qui nous concerne en tant qu’ICPC. Primo, il faut mettre fin à la corruption dans la justice et, deuxio, faire de la justice un levier de lutte contre la corruption. L’avis que nous avons rendu se réfère tout simplement aux standards internationaux en matière d’une justice indépendante et efficace qui mettrait fin à l’impunité.
Une autre enquête faite sur le Maroc par TI entre octobre 2008 et février 2009 a conclu que, sur 500 ménages, 80% n’ont pas de scrupule de soudoyer pourvu que cela leur ouvre des portes, comment contrer cette mentalité ?
Vous soulevez là l’une des grandes tâches de l’ICPC que nous appelons éducation, formation, information et sensibilisation. Ce sont là quelques éléments de notre stratégie que nous commençons à décliner en fonction des cibles. Selon qu’ils soient fonctionnaires, grand public, responsables à différents niveaux, secteur privé, jeunesse…Nous allons décliner à l’égard de chacune de ces cibles une stratégie de communication, car il est primordial d’en finir avec la banalisation de la corruption. Si on continue à la considérer comme un mal nécessaire, on n’avancera pas. Il faut qu’on revienne à la considérer comme un acte criminel passible de sanction. Et c’en est un, car à part le corrupteur et le corrompu qui y trouvent leur compte, il est préjudiciable à la collectivité et au climat des affaires.
Un mot sur ce plan d’action 2009-2010…
Il s’agit essentiellement d’un ensemble d’actions, là où la corruption est plus apparente, là où elle touche les Marocains directement. Sur les routes, dans le domaine de la santé, de la justice, de l’urbanisme…
Qu’est-ce qui est le plus difficile dans votre travail… ?
Le sujet est en lui-même très complexe, et l’une des difficultés majeures que nous avons rencontrées est le scepticisme des gens. Beaucoup baissent les bras et ne croient plus en aucune solution pour juguler le fléau de la corruption. Et cela est dangereux. Or, l’expérience montre que des pays dont la situation était pire que la nôtre ont, au bout de quelques années de travail sans relâche, pu obtenir des résultats très encourageants en matière de lutte contre la corruption. Une autre difficulté que nous avons rencontrée est le manque d’un personnel compétent, les ressources humaines en la matière font défaut.
Avec quel budget vous avez travaillé jusqu’à maintenant ?
Pour démarrer, à la fin 2008, nous avons eu droit à environ 6 MDH (installation, équipement, aménagement). En 2009, hors salaires, nous travaillons avec un budget de 15 MDH. Mais à l’avenir il faudra adapter le budget aux actions que nous menons et sur notre programme d’activités.
Vous êtes ingénieur de formation, vous avez travaillé dans le privé et le public et fait une incursion dans le domaine de la finance, vous êtes maintenant président de l’ICPC, peut-on dire qu’il s’agit pour vous d’un autre monde ?
Au-delà de ma formation et de mes expériences, ma hantise a toujours été la démocratie et le développement économique de mon pays. Ces deux impératifs m’ont toujours guidé en tant qu’ingénieur, là où je travaillais et par delà le secteur. Quand je pouvais le faire au travers de mon travail, je n’hésitais pas à le faire, mais parallèlement j’ai toujours été actif dans la société civile. Mon engagement dans la lutte contre la corruption remonte à plus de 15 ans, sans parler de mon combat pour les droits de l’homme. Démocratie, développement économique et gouvernance sont intimement liés, et, aujourd’hui, j’ai la chance, en tant que président de l’ICPC, de contribuer modestement à la réalisation de tout cela.
