Pouvoirs
Terrorisme : ce n’est pas fini !
Après la découverte de 200 kg d’explosifs, on craint le pire. L’alerte maximale maintenue.
Attentat du
11 mars : la probabilité d’un acte isolé écartée.
Quelle relation avec le CICM et le GSPC ? le fil conducteur introuvable pour le moment.
Depuis 6 mois, le Maghreb visé par des attentats.

Dimanche 11 mars, vers 21h. Au cybercafé «Faiz», à quelques mètres du boulevard Al Andalous, Mohamed, le gérant, est à mille lieux de se douter que, dans un peu moins d’une heure, son accrochage avec des clients peu commodes dégénérera en attentat à la bombe. Tout commence lorsque les deux hommes entrent dans le local. Ce ne sont pas des enfants du derb, mais ils n’ont rien du «barbu» en tenue afghane. Pour Mohamed Mbarki et Mohamed Lioubi Benameur, deux amis présents ce soir-là et miraculeusement sortis indemnes du lieu de l’explosion, rien ne laissait prévoir la suite des évènements. «Nous étions en train de chatter tranquillement quand ils sont entrés. Ils se sont installés devant l’ordinateur à côté de nous, leur aspect n’avait rien d’extraordinaire», indique M. Mbarki. «Celui qui s’est fait exploser était plutôt petit de taille, il avait une petite barbe, juste quelques poils, et sa veste était un peu grande pour lui, peut-être pour cacher ce qu’il portait, ajoute son ami. Le garçon qui l’accompagnait avait une veste noire, un peu grande, lui aussi. Tous les deux portaient des casquettes».
Les deux individus prennent place devant l’un des postes. «Ils se sont installés devant l’ordinateur à côté de nous, mais il n’a pas fonctionné, alors ils sont allés devant un autre poste», indique M. Mbarki. Là encore, ils rencontrent un problème technique, «alors ils ont commencé à taper sur le clavier. Là, le gérant s’est levé et leur a dit : ne cassez pas mon matériel», ajoute-t-il. La dispute commence. Les deux hommes gardent la tête baissée pendant la discussion, mais leur nervosité est palpable. «Le ton est monté, la discussion a presque viré à la bagarre, puis le gérant s’est précipité vers la sortie, et a baissé le rideau du magasin et fermé la porte à clef. Nous sommes tous restés enfermés à l’intérieur», explique M. Mbarki. Mohamed Faiz menace d’appeler la police, et ne tarde pas à le faire de son mobile. «Quand il a commencé à composer le numéro, ils l’ont supplié: “S’il te plaît, laisse nous sortir !”. Il leur a répondu : “Ce n’est pas possible. Vous m’avez cassé mon matériel, j’ai été sympathique avec vous au début, mais vous êtes allés trop loin”», se souvient le jeune homme.
Le gérant retourne à l’intérieur du magasin et s’y enferme avec clients et kamikazes, mais la police tarde à arriver. Après une nouvelle bagarre avec le propriétaire, le plus jeune des terroristes retire son ceinturon d’explosifs et le dépose sur une chaise près de la porte. Il parvient à ouvrir cette dernière puis retourne chez son compagnon, qui est allé dans la pièce du fond. Trop tard. Ce dernier déclenche la charge, et le souffle de la bombe ravage l’intérieur du bâtiment. «J’allais me coucher lorsque l’explosion a eu lieu. En sortant de la maison, nous avons trouvé mon fils étendu sur le trottoir», poursuit Haj Faiz, père du gérant et propriétaire de la maison dont le magasin occupait le rez-de-chaussée.
Un attentat raté ? Pas pour tout le monde
Il est 21h55, et Abdelfettah Raydi et Youssef Khoudry, âgés de 23 et 18 ans, viennent de causer le premier attentat au Maroc depuis le 16 mai 2003. Le premier, qui a déclenché l’explosion, est mort sur le coup, faisant quatre blessés autour de lui, dont son compagnon, gravement brûlé au visage. Youssef Khoudry, dans un état second, oublie sa bombe dans le magasin et saute dans un petit taxi. Il sera arrêté à l’hôpital de Sidi Othmane vers 23 h. Entre-temps, l’enquête a démarré depuis une heure déjà. La police scientifique passe la nuit sur les lieux et ne tarde pas à identifier le cadavre de Abdelfettah Raydi : adepte de la Salafia jihadya, connu des services de police marocains, il avait déjà été condamné à cinq ans de prison au lendemain des attentats du 16 mai. Gracié en 2005, il est marié et père d’un petit garçon depuis un mois.
Question essentielle : qui a commandité cette opération qui se présente, dès le début, comme un échec dans la mesure où les terroristes n’ont visiblement pas pu accéder aux instructions concernant l’endroit à frapper ? Selon Mohamed Darif, professeur universitaire et spécialiste des mouvements islamistes (voir entretien en page VI), l’attentat est soit la marque d’une grosse opération, semblable à celle du 16 mai, qui aurait échoué à cause d’un problème de communication entre les différentes cellules chargées de la mener, soit une réaction à chaud à l’arrestation de Saâd El Houssaini, chimiste présumé du Groupement islamique combattant marocain (GICM), et qui a été cueilli par les services de police dans un cybercafé de Casablanca le 6 mars dernier. Rappelons que Raydi était soupçonné d’être un proche de Abdellatif Amrine, un salafiste jihadiste considéré comme un kamikaze de réserve pour les attentats du 16 mai. En attendant, et au mercredi 14 mars, les autorités avaient interpellé treize personnes, dont des graciés compagnons de détention du suspect, suspectées d’être en relation avec l’attentat.
En attendant, alors que les rumeurs se font et se défont à une vitesse affolante, c’est un fort sentiment de déjà vu qui prévaut chez les Marocains : le 11 mars 2007, troisième anniversaire des attentats de Madrid, n’a pas été choisi au hasard. Par ailleurs, au-delà d’une nouvelle coïncidence avec une naissance royale, c’est l’origine des terroristes eux-mêmes qui est familière : le tristement célèbre Douar Skouila où, sans emploi, les deux kamikazes vivaient d’expédients.
Au niveau des autorités, si les noms des deux hommes ont été révélés à la presse dès le lundi après-midi, à l’heure où nous mettions sous presse, mercredi 14 mars, aucune conférence de presse n’avait encore été tenue. Quant aux médias officiels, ils n’ont accordé qu’une place secondaire à l’attentat, loin derrière l’affaire nationale numéro 1 : le Sahara. Les autorités marocaines tiennent-t-elles à signifier ainsi que l’évènement est secondaire et que l’attentat raté ne mérite pas plus d’attention ?
Il faut reconnaître que cela faisait plusieurs semaines déjà que le risque d’une attaque terroriste était mis en avant : dès le 17 février, le ministre de l’intérieur, Chakib Benmoussa, avait fortement appelé à la vigilance. Par la suite, plusieurs rencontres avaient réuni des responsables directs ou indirects des différents corps de sécurité : walis, gouverneurs, gendarmerie, DGSN, DST, DGED, Forces auxiliaires, Protection civile… La population avait été appelée à garder son calme, mais la surveillance a été accrue dans les ports et aéroports.
De même, fabricants de produits chimiques et drogueries avaient été invités à signaler tout achat suspect. Plusieurs avis de recherche ont également été émis, une quarantaine d’individus étant recherchés. La tension était palpable depuis plus d’un mois : il y a même eu des fausses alertes, notamment le 1er mars, lorsqu’un Boeing 737-400 de la compagnie Atlas Blue en provenance de Marrakech a été escorté jusqu’à l’aéroport de Marseille par un Mirage 2 000 français : un problème technique avait fait craindre un détournement.
483 individus interpellés en six mois, 143 arrêtés
Toutefois, l’action ne s’est pas limitée à la prévention : si le bilan exact des arrestations au cours de la dernière année reste inconnu, des chiffres communiqués par le ministère de l’intérieur font état du démantèlement d’une dizaine de structures entre décembre 2005 et décembre 2006, dont la majorité disposait de ramifications dans plusieurs villes du Royaume, voire à l’étranger (voir encadré en page V). Les mesures entraîneront l’interpellation de 483 individus, dont 143 seront placés sous mandat de dépôt. Les différentes opérations de démantèlement dont la presse s’est fait l’écho au cours des derniers mois indiquent que le rythme n’a pas vraiment baissé depuis.
Par ailleurs, plusieurs campagnes «d’assainissement» ont été menées, à Casablanca en février 2006, puis sur l’ensemble du territoire marocain, entre les mois d’août et de décembre derniers. La deuxième opération a d’ailleurs conduit à l’interpellation de 331 islamistes dont 45 ont fait l’objet de procédures judiciaires. Cette deuxième opération aura aussi permis de procéder au démantèlement de trois cellules d’obédience salafie-jihadie à Meknès, Rabat et Fquih Bensaleh, à l’arrestation d’individus proches du GICM et de structures animées par Mohamed Rha et Mohamed Said Adghiri, et, fait troublant, la découverte d’un projet d’assassinat d’un fonctionnaire de police à Meknès, qui n’est pas sans rappeler le meurtre de Abdelkrim Aboussaad, chef de détention à la prison civile de Safi, survenu le 19 février dernier.
Plus récemment, une troisième campagne, dite «d’examen de situation», a été lancée depuis la mi-février 2007 aux abords des hôtels, établissements de luxe, entreprises à activité sensible, banques, etc. Ayant touché plus de 120 personnes, elle a permis plusieurs interpellations. Tout cela pour dire que l’attentat de Sidi Moumen n’est vraisemblablement que la partie visible de l’iceberg.
Al Qaïda au Maghreb, vers une UMA des terroristes ?
Cependant, la sitution pourrait être plus grave. Car, au-delà des arrestations effectuées au Maroc et des cellules démantelées, le terrorisme prend les allures d’une action concertée à l’échelle de la région. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler (voir carte en page III) les attaques perpétrées dernièrement en Tunisie et en Algérie : en décembre et janvier derniers, deux affrontements ont opposé la police tunisienne à des individus armés qui allaient s’avérer être en possession d’un stock d’armes important.
Plus proche de nous, en Algérie, 7 attentats simultanés à l’explosif ont visé des commissariats et des wilayas à Tizi-Ouzou et Boumerdès le 13 février dernier. Ils ont été suivis, le 26, par les attaques, tout aussi simultanées, de sept barrages mixtes (armée, gendarmerie et police communale). Les différentes attaques étaient l’œuvre du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (le GSPC algérien) qui, depuis janvier, se présente désormais comme l’organisation d’Al Qaïda au Maghreb islamique (Tandhim Al Qaïda fi bilad al maghrib al islami).
A l’origine, produit d’une scission du GIA (Groupe islamique armé), le GSPC algérien est l’un des mouvements terroristes les plus organisés du Maghreb. Certes, les autres pays disposent aussi des leurs et si les avis divergent concernant leur appartenance à Al Qaïda, ils sont considérés comme plus faibles, moins organisés que le groupe algérien. Au Maroc, explique le politologue Mohamed Darif, «le seul groupe qui soit connu et sur lequel nous avons quelques informations, c’est le GICM. On parle toujours de cellules démantelées ou arrêtées, mais jamais d’un groupe bien structuré. Aujourd’hui, on parle du groupe Ansar El Mahdi, mais Ansar El Mahdi n’a jamais commis aucune action. Les autorités disent qu’ils avaient l’intention d’en mener.
Or, ce groupe n’a jamais communiqué sur lui-même». Dans le cas du GSPC, le contact avec l’organisation d’Oussama Ben Laden date d’au moins deux ans. C’est que les deux organisations ont un point important en commun. «Les deux organisations se fondent sur une idéologie salafiste combattante qui prône la violence, le combat contre l’ennemi», indique Mohamed Darif. Principale divergence ? Selon Mostapha Khalfi, ex-rédacteur en chef du quotidien Attajdid qui prépare une thèse sur le sujet, le GSPC et les différents groupes maghrébins donneraient la priorité à la lutte contre «l’ennemi proche», autrement dit les autorités des pays où ils se trouvent, tandis qu’Al Qaïda préfère commencer par s’attaquer à «l’ennemi lointain», les USA, estimant qu’une fois ce dernier vaincu, «l’ennemi proche» tombera de lui-même.
La nécessité de survivre aura entraîné l’apparition d’une dynamique de rapprochement entre ces différents mouvements. Avec le GSPC à leur tête, ces derniers seraient ainsi en train de changer de stratégie pour entrer dans le moule Al Qaïda. Les récents attentats en Algérie en sont la preuve, même s’ils n’ont pas impliqué la présence de kamikazes ou visé les civils, conformément au «style Al Qaïda». Idem pour les filières démantelées entre 2005 et 2006 au Maroc et qui étaient proches du GSPC.
En fin de compte, l’attentat du 11 mars a-t-il un lien avec le GICM ou le GSPC? Combien de cellules sont encore intactes ? Où se situent les différents centres de commandement ? La coordination entre les services de sécurité du Maroc et de ses voisins lui permettra-t-elle de prévenir d’autres attaques ? Difficile à croire, d’autant plus que ces mouvements disposent d’un véritable sanctuaire qui traverse les différents pays : le grand Sahara, comme dans le cas de cette dizaine de Marocains, activement recherchés aujourd’hui, et qui ont trouvé refuge au nord du Mali.
Au niveau local, l’enquête risque de durer et même d’arriver à une impasse, les différents échelons du terrorisme étant cloisonnés. Seule certitude partagée mais non encore démontrée: ce qui s’est passé dimanche n’est pas le fruit de jeunes hommes isolés et, ne l’oublions pas, malgré la forte mobilisation des services de sécurité, l’échec de l’attentat de Sidi Moumen a été en bonne partie le fruit du hasard. La découverte, à Sidi Moumen, mercredi 14 mars, de 200 kg d’explosifs dans l’appartement qui abritait les kamikazes ne fait que renforcer les craintes. D’autres cachettes existent peut-être, d’autres kamikazes aussi…
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Consulat d’Espagne, rue d’Alger à Casablanca. Nous sommes lundi 12 mars, à 8 heures du matin, quelques heures seulement après l’attentat du cybercafé de Sidi Moumen. Une foule de demandeurs de visa s’agglutine devant le consulat, alignée comme chaque matin sur trois rangées, qui pour déposer son dossier de demande de visa, qui pour le retirer, qui pour légaliser un document. Surprise désagréable : une petite pancarte est hissée devant les rangées interdisant formellement de faire entrer dans l’enceinte du consulat les téléphones portables, les sacs à main, les cartables et les clés. La mesure étonne, certaines voix s’élèvent pour protester. «C’est dans votre intérêt, réagit, le visage livide, un responsable du consulat, qui sait s’il y a parmi vous un terroriste bourré d’explosifs ?». Les gens se regardent entre eux, étonnés : peu d’entre eux savent qu’un kamikaze s’est fait exploser la veille au soir à Sidi Moumen, causant sa propre mort et blessant quatre personnes. Des insultes fusent de toutes parts, non pas contre les responsables consulaires, mais contre leurs propres concitoyens et coreligionnaires : les dégâts collatéraux de cet acte frappent de plein fouet les intérêts des citoyens marocains. Les commentaires vont bon train : «Ces salauds méritent la potence, ça n’est pas ça l’islam que nous connaissons, notre religion est innocente de ces actes barbares», réagit à chaud un quinquagénaire. «Ils ont raison de se méfier, ces Espagnols, on ne sait plus où on va dans ce pays avec des gamins qui se trimballent avec des bombes au nom de l’islam…», poursuit une femme, cherchant quelqu’un à qui confier son sac à main et son portable indésirables à l’intérieur du consulat. Plusieurs personnes ont appelé les gardiens de voitures à la rescousse pour consigner leurs bagages, d’autres s’en sont débarrassé tout simplement en les jetant sur le trottoir, d’autres encore sont partis chez eux pour s’en défaire. Le 16 mai 2003 au Maroc et le 11 mars 2004 en Espagne sont des souvenirs encore très vivaces dans l’esprit des Marocains et des Espagnols, le 11 mars 2007 ne le sera pas moins. Signalons également que les parents dont les enfants sont scolarisés au sein des établissements de la Mission française au Maroc, se sont vu signifier qu’il leur était interdit d’entrer dans les écoles, et qu’ils devaient se contenter d’attendre leurs rejetons à l’extérieur. |
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Ils sont jeunes, ils sont Marocains, et ils ont participé à des attentats suicide, ou tenté de le faire. Si, lors des attaques terroristes du 16 mai 2003 et du 11 mars 2007, ce sont quelque 15 jeunes qui sont allés jusqu’au bout de l’expérience au Maroc, avec un succès variable, leurs effectifs sont beaucoup plus importants… en Irak. Devenu un terrain de combat clef pour Al Qaïda, qui a orienté une partie de ses efforts au Maghreb vers l’envoi de nouvelles bombes humaines, le pays a assisté à l’arrivée de plusieurs volontaires au jihad, voyageant seuls ou via des filières spécialisées. Selon le ministère de l’intérieur marocain, depuis 2003, pas moins de 13 réseaux liés aux filières irakiennes ont été démantelés au Maroc. Par ailleurs, près de 84 «volontaires» du jihad ont été recensés. Parmi ces derniers, 51 sont aujourd’hui recherchés, 11 sont morts en Irak, 3 y sont actuellement détenus, et un seul se trouve dans une prison saoudienne. Enfin, plusieurs candidats au suicide ont échoué à rejoindre ce pays, dont 7 autres qui ont regagné le Maroc, 23 qui ont été refoulés de Syrie, 3 de Libye, et 36 qui évolueraient entre la Syrie et l’Irak. Il reste à savoir toutefois la proportion parmi ces individus de Marocains résidents à l’étranger, majoritaires, selon Mohamed Darif, dont un certain nombre est installé dans le pays depuis l’époque de Saddam Hussein, et qui étaient proches du régime renversé. |
