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Pouvoirs

Régionalisation : encore beaucoup de théorie en attendant la pratique

L’avant-projet de loi sur la régionalisation connaîtra de grands changements avant de passer devant le Parlement. Deux banques nationales ont déjà  expérimenté la régionalisation et cela leur réussit.
Ministres, experts, élus, chefs d’entreprises, acteurs associatifs ont échangé lors d’un dîner-débat organisé par La Vie éco le 3 novembre…

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Lorsque le président de la Commission royale de la régionalisation (CCR) rendait public son rapport, le 10 mars 2011, on était loin de se douter que, plus de trois ans plus tard, on ne serait toujours pas arrivé à un consensus sur le projet de régionalisation avancé. Plus encore, la première mouture d’un avant-projet qui sort des arcanes du ministère de l’intérieur est loin de faire l’unanimité auprès des différents acteurs politiques, de l’opposition comme de la majorité. Le gouvernement, loin de s’en offusquer, n’arrête pas de marteler que, après tout, ce n’est là qu’une première mouture d’un avant-projet soumis au débat politique.

C’est d’ailleurs l’ancien titulaire du département de l’intérieur, actuellement chargé de l’Aménagement du territoire, Mohand Laenser, qui rappelle encore une fois cette réalité. «Ce n’est même pas encore un avant-projet. Le texte soumis à l’appréciation des partis politiques va probablement subir des changements et connaître des améliorations. Et il y aura sûrement beaucoup de changements», a-t-il affirmé lors du dîner-débat organisé par La Vie éco sur la question. Cela au moment où seuls quelques mois nous séparent des élections communales qui démarrent en juin prochain pour déboucher, un mois plus tard, sur l’installation des nouvelles régions. C’est dire combien le temps presse. Et pour ne rien arranger, les quatre formations de l’opposition (l’Istiqlal, le PAM, l’USFP et l’UC) menacent de boycotter le débat parlementaire de tous les textes électoraux, dont justement la loi organique de la régionalisation, si elles ne sont pas associées à l’élaboration de ces textes. Or, comme le souligne le ministre, le texte proposé s’inspire profondément du travail réalisé par la commission de la régionalisation.

Un travail réalisé, faut-il le rappeler, à partir des contributions d’un panel d’experts dans des domaines variés et d’une consultation, la plus large jamais réalisée, des sensibilités économiques, politiques et sociales du pays. Ce qui fait dire à Saïd Chbaâtou, ancien ministre, actuel député (USFP) et président de l’Association des présidents de régions, que «la commission a peut-être péché par excès d’auditions. Ses membres voulaient bien faire, mais il fallait avoir un fil conducteur qui lie toutes ces contributions». N’empêche, ajoute Mohand Laenser, «ils ont pris le temps qu’il fallait pour produire un rapport qui a posé les jalons de ce que devrait être la nouvelle structure de l’État». Noureddine Omary, un des membres en vue de la CCR, revient justement sur le cheminement de ce projet. «On s’était rendu compte, explique-t-il, que le fait de gérer depuis le centre et par le centre a très vite montré ses limites, il fallait redéployer la stratégie de la gestion des affaires publiques en dotant les compétences et les élites locales des moyens qu’il faut, parce que c’est au niveau local qu’on peut mieux diagnostiquer les problèmes, qu’on peut mieux identifier les solutions et qu’on peut faire les évaluations qui s’imposent pour réagir de manière efficace». 

La tutelle, le financement,la subsidiarité…Voilà pour l’esprit de la régionalisation telle que préconisée par le discours royal du 3 janvier 2010. Discours qui parle d’un modèle maroco-marocain à même de faire évoluer la régionalisation naissante vers la régionalisation avancée en tenant compte de deux déterminants : une très forte démocratisation et une ouverture sur le développement. Ce qui revient à améliorer la démocratie locale et aller vers le développement intégré. C’est que, convient M. Laenser, «la gestion à partir du centre a fini par creuser des écarts entre les régions et des zones en retard par rapport au développement. Cela en plus d’un sentiment de frustration chez les élites locales et les citoyens qui ne participent pas assez à la gestion de la chose publique au niveau local. L’une des raisons d’une régionalisation avancée est donc de répondre à cette demande de plus en plus pressante de démocratisation qui s’exprime un peu partout. Et en parlant de régionalisation avancée, il ne fallait pas, non plus, qu’il y ait un décalage flagrant entre la régionalisation telle qu’elle a été exercée depuis 1997 et ce qui a été proposé pour les régions du Sud». Car, et ce n’est un secret pour personne, le fait d’octroyer une autonomie élargie à ces régions influe de manière positive sur le niveau de démocratisation accordée aux autres régions. Mais il faut prendre en compte cette nécessité de veiller à un certain équilibre entre les acteurs en présence, faire en sorte que les compétences soient mieux définies pour éviter les confusions et les interférences qui existent actuellement. A la lumière des orientations royales après les audiences et les expertises, la commission a pu donc concevoir un modèle organisé autour de six axes, explique Noureddine Omary. Il fallait répondre à des questions comme : Comment parvenir à plus de démocratisation dans la gestion des affaires publiques locales ? Quelle articulation des compétences devrait-on mettre en place pour éviter les empiètements et les confusions et pour bien exercer les missions que nous nous imposons ? Quel type de relations nouvelles on devrait forger, d’un côté, entre l’État et les collectivités et, de l’autre, entre les collectivités elles-mêmes ? Comment organiser et orienter toutes ces constructions institutionnelles vers la promotion du développement intégré ? Comment améliorer la gouvernance ? Quel découpage faut-il adopter pour aboutir à des régions stables et viables ? Bien sûr, le rapport rendu par la commission a essayé de répondre, en toute objectivité et loin des tiraillements politiques à ces questions. Ce n’est pas pour autant que certaines questions objet de litige ont été tranchées. Saïd Chbaâtou en cite un bon nombre, allant du mode de scrutin, du déploiement des compétences entre le niveau central et les régions, des rapports avec l’autorité de tutelle ou encore des modes de financement.

Ce qui fait dire à ce président de région que ce n’est pas seulement une loi qu’il fallait mais plutôt plusieurs. Entre la banque et la région, des similitudesIl fallait d’abord, explique-t-il, commencer par adopter une loi sur la décentralisation, une autre précisant les pouvoirs et les domaines d’intervention des walis (c’est-à-dire la mise en œuvre de l’article 145 de la Constitution), une troisième sur les régions avant d’entamer la Loi organique des finances qui précisera, justement, le mode d’élaboration du projet de Loi de finances et les mécanismes de son déploiement au niveau national et régional. Ainsi, s’interroge-t-il, l’élaboration des projets de Loi de finances ne devrait-elle pas plutôt commencer au niveau des communes pour recenser leurs besoins en financement, ensuite passer à l’étape des provinces, puis celle des régions ? On aura ainsi douze projets de Loi de finances qui nécessiteront certainement des arbitrages avant de passer au stade final, celui d’un projet de Loi de finances consolidé au niveau du gouvernement. Ce qui revient en quelque sorte à dupliquer un processus qui fonctionne bien au niveau de certaines entreprises. Le cas de la Banque Populaire en est précisément une bonne illustration. Ainsi, invité à exposer l’expérience régionale de la Banque Populaire, Mohamed Benchaâboun, PDG de la Banque centrale populaire, explique : les besoins en matière de gestion financière sont d’abord exprimés au niveau des agences, ensuite des succursales avant de passer aux banques régionales pour ensuite établir un budget national. Ce n’est d’ailleurs pas le seul point où les décideurs publics auraient intérêt à s’inspirer de l’expérience. En matière de découpage, la Banque Populaire a fait ramener le nombre des ses banques de plus d’une vingtaine à 11 actuellement. «Et pour les regrouper, il a fallu un long processus de concertation», reconnaît M. Benchaâboun. «Cette dimension régionale, ajoute-t-il, est fixée par l’appréciation d’un comité qui peut décider de la géographie et de la superficie qui vont être supervisées par une structure régionale. C’est comme cela que, dans l’histoire du groupe, nous sommes passés d’une vingtaine de banques à une dizaine de banques régionales plus un organe central qui supervise le Grand Casablanca en plus des autres missions bancaires». Autre parallèle à prendre en compte, celui relatif à la démocratie participative.

La nouvelle Constitution, comme l’avant-projet de loi organique de la régionalisation, accordent, en effet, aux citoyens ou aux groupes de citoyens la possibilité de participer, en proposant des points à l’ordre du jour des sessions des conseils, à la gestion de leur propre région. Là encore les banques régionales populaires, comme elles sont régies sous forme de SA, sont dirigées par des instances de gouvernance: une assemblée générale, un conseil de surveillance, un comité d’audit et un directoire. «Le plus important, explique M. Benchaâboun, c’est que c’est une forme d’organisation qui implique les citoyens. Puisque ces banques sont organisées sous forme de coopératives, donc appartiennent à leurs clients qui détiennent des parts sociales et participent à la prise de décision». Ce n’est pas tout, et là intervient le concept de l’intercommunalité. «On s’est rendu compte qu’un certain nombre de services, s’ils étaient pris en charge par chacune des structures régionales coûteraient très cher. Ces services sont donc mutualisés (informatique, outils de développement, organes de contrôle), de manière à rechercher des économies d’échelle», fait-il remarquer. Sur ce point, le Crédit agricole du Maroc (CAM) propose lui aussi un modèle d’intercommunalité plus élaboré. «Le groupe Ouahate», avance Jamaleddine Jamali, secrétaire général de la banque, résulte d’un regroupement de plusieurs directions régionales afin de faire face à une demande de financement particulière aux zones oasiennes. La banque verte fait intervenir, à sa manière, la solidarité entre ville et campagne. Depuis qu’elle a été convertie, en 2004, en banque universelle, et tirant profit de sa vocation de service public, l’argent qu’elle collecte en ville est redistribué dans le monde rural. Cela rappelle fortement le principe du Fonds de solidarité régional prévu dans l’actuel projet de Loi de finances. Et encore une fois, cela rejoint les revendications des présidents de régions d’un budget élaboré sur le plan local avant d’être déployé à l’échelle nationale. Le Crédit agricole a revu également sa stratégie avec le déploiement du Plan Maroc Vert et les demandes en financement qu’il a pu générer. C’est dire que, parfois, on pourrait trouver des modèles de gestion intéressants chez les entreprises, à condition bien sûr qu’on veuille bien s’en inspirer. Mais il semble que nos acteurs politiques sont plutôt préoccupés par des questions de haute technicité que le commun des mortels n’arrive pas toujours à cerner. Le politique est préoccupé par le mode de scrutin, et donc la sanction politique, l’autorité de tutelle et donc l’étendue de sa marge de manœuvre, le contrôle de légalité et d’opportunité et donc de savoir à quel point il peut faire ce qu’il veut de sa région et la subsidiarité et par-delà savoir si le pouvoir central lui donnera assez de moyen pour exercer les prérogatives qui lui sont accordées. Cela, évidemment, sans oublier de poser la question, et c’est surtout le cas des partis, de savoir si les élites et les compétences nécessaires ont été formées pour prendre en charge la mise en œuvre de ce chantier.

Certes, comme le fait savoir Mohand Laenser, «dans sa première rédaction, le projet prévoit certaines choses qu’on gagnerait à préciser pour éviter les interprétations. C’est le cas notamment des ressources des régions : qui les fixe ?  La Loi de finances ? Quelle Loi de finances? Dans quel pourcentage et pour combien d’années ? En sus, on va se retrouver avec d’autres problèmes d’ordre administratif. On parle des élites, mais cela ne concerne pas seulement des élus, il y a ces élites qu’il faut fournir sur place, on ne va pas les importer, mais il y a aussi d’autres que l’administration doit fournir».Chacun son rôleDe même, ajoute le ministre, que cette question de progressivité du transfert des compétences du centre à la région, il y a lieu de la préciser, de définir les moyens pour y arriver et d’en établir un échéancier. Car elle était inscrite dans le projet dès le départ, en 1997, et 18 ans plus tard, on n’a pas cherché à faire évoluer cette progressivité. «Cela risque de devenir un problème pour la loi actuelle, car si l’on ne donne pas des outils aux régions, si l’on n’assure pas un accompagnement adéquat et une évaluation appropriée, on risque de tomber dans le même problème», conclut-t-il. En praticien, Saïd Chbaâtou relève un problème plus insidieux, notamment dans la relation entre le président et ses partenaires. Déjà que la tutelle du wali ne fait pas l’unanimité, «un président élu par des conseillers provinciaux doit traiter avec trois commissions, deux chargés de mission et deux directeurs nommés par le ministère de l’intérieur avec la possibilité donnée aux associations de proposer des points à l’ordre du jour que les conseils doivent prendre en considération. Le président, quand bien même devenu ordonnateur de paiement, se retrouve séquestré». Évidemment, ce ne sont que quelques-unes parmi les innombrables critiques que le texte proposé par le ministère de l’intérieur a suscitées. Même globalement rejeté, dans sa version actuelle, le texte appelle néanmoins à réflexion. Le débat n’est, en effet, pas clos avec la publication du rapport de la commission royale. Loin de là. «Le processus n’est pas un acte instantané, il doit s’inscrire dans le temps», affirme Noureddine Omary.

De même qu’il ne pourrait y avoir de régionalisation avancée sans véritable réforme de l’État. Dans le cheminement qui était celui de la commission, explique-t-il, l’État devrait se «confiner» à terme et se charger essentiellement de la définition des stratégies nationales et sectorielles avec la complicité des autres acteurs et de s’occuper des projets structurants à dimension nationale et inter-régionale. La région devrait avoir comme vocation d’élaborer et de conduire les processus de développement dans l’espace régional. «On peut tout aussi bien faire l’inverse, élaborer des stratégies nationales en consultant les régions», note-t-il. La commune, comme elle commence à accumuler un savoir-faire, est destinée à s’occuper des métiers de la proximité avec le citoyen et il faut maintenir à la commune cette mission de prestataire de service public de proximité au citoyen. S’est posé le problème pour les conseils provinciaux, «et là on s’est retrouvé devant un dilemme et nous n’avons pas osé franchir le pas parce que beaucoup parmi nous pensaient qu’il fallait supprimer cet échelon, et en attendant que les institutions tranchent, nous allons peut-être leur réserver une vocation et une mission sociale surtout dans le milieu rural. Car s’il y a un domaine où il y a du cafouillage et où l’on ne voit pas l’impact des politiques publiques, c’est bien le monde rural. Celui-ci est mal géré globalement et il y a toujours des déperditions comme, d’ailleurs, dans le milieu périurbain qui semble un peu délaissé». Ainsi les conseils provinciaux pourraient s’occuper de ces zones. Ils pourraient donc avoir comme vocation de promouvoir l’intercommunalité, «puisque ce sont des formules qui vont se développer dans l’avenir», assure Noureddine Omary. De même que les petites communes ne sont plus viables et l’intercommunalité devient un élément nécessaire. Cela en même temps que les relations entre les acteurs qui doivent être revues. Dans les relations entre l’État et les collectivités et entre les collectivités elles-mêmes, il fallait passer de cet esprit de tutelle à deux notions: le partenariat fondé sur le principe de concertation et de consultation et la contractualisation où les relations doivent être contractualisées entre l’État et les collectivités et non pas imposées, et le principe d’accompagnement. L’État doit accompagner les collectivités pour qu’elles arrivent à accéder à ces compétences managériales qui leur font aujourd’hui défaut.