Pouvoirs
Pour que l’amazighité soit réhabilitée, il faut un arsenal juridique qui la légitime
La question amazighe requiert à la fois une approche politique et une approche technique.
Il incombe à la société civile et à la classe politique d’assumer aussi leurs responsabilités.
Il faut aller au-delà de la revendication intempestive pour se constituer en force de proposition.
n La Vie éco : On parle toujours de crise aiguà« à l’IRCAM…
Ahmed Boukous : La notion de crise appliquée à l’IRCAM est problématique. Pour nous qui travaillons en interne, le labeur continue. La preuve, c’est la production et les activités ininterrompues des centres de recherche. C’est ainsi que nous en sommes à plus de 30 publications en l’espace de deux ans. Nous nous acquittons honorablement de notre part de travail pour assurer l’insertion de l’enseignement de l’amazigh en collaboration avec le ministère de l’Education, notamment la confection des manuels et la formation des enseignants. Le travail progresse également sur la langue et la graphie tifinaghe. Dans le domaine des médias, en collaboration avec le ministère de la Communication, nous préparons un plan d’insertion de l’amazigh dans les différentes chaà®nes de télévision.
Il reste que sur le terrain et pour l’environnement, les choses avancent peut-être avec lenteur. Cependant, éclairés par les orientations des discours royaux (discours du Trône et discours d’Ajdir, notamment), comptant sur le soutien et la volonté politique gouvernementale et animés d’un esprit de responsabilité, nous serons, les uns et les autres, en mesure d’assurer la promotion de la culture amazighe dans le cadre du projet de société moderne et démocratique auquel nous aspirons.
Pourtant, il y a des gens qui ont préféré quitter le navire…
Sept personnes qui faisaient partie du conseil d’administration de l’IRCAM ont, en effet, préféré quitter le navire. C’est dommage. Ces collègues estiment, pour leur part, que le problème de l’amazighité est fondamentalement un problème politique… Nous estimons, quant à nous, que la question amazighe requiert à la fois une approche politique et une approche technique.
Vous ne nierez point que le problème politique se pose…
Je pense que pour ce qui est de l’amazighité comme pour les autres grandes questions de la nation marocaine, il y a des aspects à caractère politique et des aspects de nature technique. Pour ce qui concerne le volet politique, l’action de l’IRCAM consiste à donner des avis à Sa Majesté, lorsque l’institut est sollicité, et à collaborer avec le gouvernement. Quant au volet technique, il concerne les missions relatives à la promotion de l’amazigh dans les domaines de l’enseignement, des médias, de la langue, de la graphie, des arts, de la littérature et de la culture en général. C’est cette part de travail qui revient à l’IRCAM. Cela dit, il est évident qu’il incombe à la société civile et à la classe politique d’assumer aussi leurs responsabilités.
Plusieurs militants affirment que le départ des membres de l’IRCAM était une manière délibérée d’attirer l’attention en haut lieu sur les blocages…
C’est la première fois que j’entends cette interprétation. Cela me surprend comme analyse. Tout ce que je peux dire, c’est que les collègues en question ont travaillé comme leurs pairs au niveau du conseil d’administration avec sérieux et abnégation. Certes, au cours des débats, des remarques et des critiques portant fondamentalement sur le volet politique de l’amazighité étaient librement échangées, mais, à mon sens, il y a toujours possibilité d’approfondir le débat en interne afin de faire les suggestions qui s’imposent à la gouvernance.
D’autres disent aussi que l’IRCAM n’est qu’un paravent pour noyer la dimension politique de la question amazighe…
Je pense que cette analyse est erronée, elle reste prisonnière du vieux schéma de l’opposition inconditionnelle entre l’Etat et la société. Pour prendre la mesure des choses, il faut comparer la situation dans laquelle se trouvait l’amazighité avant la création de l’IRCAM et la situation, bien meilleure, dans laquelle elle se trouve actuellement. Avant 2001, je pense que la majorité des gens qui se disent maintenant amazighes avaient honte de l’admettre et de le proclamer. Sur le plan psychologique, il y a eu une avancée extraordinaire dans ce sens-là . Il faut également noter qu’avant la création de l’IRCAM, il n’y avait pas d’enseignement de la langue et de la culture amazighes ; il n’y avait ni travail sur la graphie tifinaghe ni recherche fondamentale organisée au niveau institutionnel. Il n’y avait pas non plus de travail sur la standardisation de la langue. Ces choses-là commencent à exister avec l’avènement de l’IRCAM. C’est quelque chose d’exceptionnel dans l’histoire de notre pays. C’est une preuve supplémentaire des avancées que notre pays réalise sur la voie de la démocratisation. Il y a certes des problèmes, il convient de les identifier, de les analyser afin de leur trouver une solution dans la concertation. Il ne faut surtout pas incriminer l’IRCAM car c’est un acquis fondamental pour l’amazighité et pour notre pays. En d’autres termes, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain !
Ne craignez-vous pas la radicalisation de certains militants ?
C’est à un autre niveau que ce problème se pose. Nous sommes partis d’une situation que l’on peut qualifier comme étant le néant. En trois ans, des choses extraordinaires ont été réalisées. Je dirais qu’il reste encore des choses importantes à faire. Seulement, il y a deux visions. La première considère que la question amazighe ayant accumulé tellement de retard et de frustrations, il faudrait tout revendiquer et tout réaliser ici et maintenant. L’autre vision considère que si l’on veut faire un travail de qualité, il convient d’inscrire la question amazighe dans la durée. Ce qui veut dire qu’il faut commencer par réfléchir pour savoir précisément quelle place accorder à l’amazighité au niveau de l’édifice national d’une façon générale, quelles sont les modalités pratiques pour prendre en charge l’enseignement de l’amazigh, son insertion dans les médias et dans la vie publique. Cette dernière approche nécessite une vision stratégique.
Quid de la «constitutionnalisation» de la langue amazighe ?
Indéniablement, pour que l’amazighité soit réhabilitée et promue, il faut disposer d’un arsenal juridique qui la légitime et l’implémente. Là on peut imaginer un ensemble de scénarios de reconnaissance de jure de l’amazigh. Quel serait alors le modèle de politique linguistique adéquat au Maroc ? Est-ce le modèle français, le modèle sud-africain, le modèle espagnol ou encore le modèle suisse ? Il est clair que, indépendamment du caractère inaliénable du droit à la protection juridique dont devrait jouir l’amazigh, il faut aller au-delà de la revendication intempestive pour se constituer en force de proposition.
Ahmed Boukous Recteur de l’IRCAM
Il ne faut surtout pas incriminer l’IRCAM car c’est un acquis fondamental pour l’amazighité et pour notre pays.
