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«Nous allons assister à une re-modélisation de l’ordre mondial»

Les premiers changements vont s’opérer au niveau de la vie politique des nations et leurs élites. Cette réponse à la pandémie, qui est mal adaptée à la contamination exponentielle dans plusieurs pays industrialisés, aura des conséquences énormes.

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Cherkaoui Roudani

Depuis que la pandémie a frappé en Chine, il semble que les États touchés sont livrés à eux-mêmes et les institutions mondiales sont restées à la marge, qu’en est-il réellement ?

Il faut dire que cette pandémie de coronavirus est survenue à un moment où l’ordre libéral mondial connaît des métamorphoses globales avec un enchevêtrement des intérêts stratégiques des grandes puissances, notamment celles qui sont actrices majeures dans plusieurs équations géostratégiques. De surcroît, ce système a déjà montré ses limites dans la gestion de plusieurs questions importantes. Le changement climatique, la solution de moult foyers de tensions, des questions sécuritaires sont autant de sujets qui sont devenus un point d’achoppement dans la gestion des réalités internationales. Les organisations internationales, comme l’ONU ou bien celles régionales comme l’Union européenne, étaient déjà aux prises avec un grave défi  concernant la manière avec laquelle il faut concevoir une paix durable. Avant la crise Covid-19, la situation de l’Union européenne était fragile et les divergences cruciales inter-Etats n’étaient un secret pour personne. De fait, cette crise sanitaire ne pourrait être que la goutte qui fera déborder le vase. L’absence d’une réponse collective pour lutter contre cette pandémie à l’échelle européenne reflète, en fait, la faillite institutionnelle de cette organisation. Le Covid19 nous a permis d’évaluer la Stratégie globale de l’Europe et sa capacité à faire face à une menace pandémique. Il faut dire que l’Europe ne dispose pas d’une agence chargée de répondre aux menaces sanitaires émergentes, à l’image de Barda (Biomedical Advanced Research and Development Authority) aux USA. Cette impasse est aussi l’image de la conception défaussée de l’Etat en Europe dans l’ère de la mondialisation. Dorénavant, on ne peut plus parler d’une sécurité collective européenne qui est aujourd’hui vidée de son sens et son essence. Chaque pays européen va repenser son intérêt national en rapport avec celui européen. Faudrait-il risquer d’avancer que la puissance de l’UE est relative et qui, malgré son image véhiculée, s’est révélée être un colosse aux pieds d’argile ?

Cela voudrait-il dire que l’UE n’est pas assez solide pour sortir de cette épreuve ?

La pandémie a renforcé les divergences et les divisions entre les pays européens. C’est un constat. Il y a un manque de solidarité entre les pays et aucune initiative de mutualisation des synergies n’a été avancée. Subséquemment, la première remarque et même la leçon qu’on tire de cette pandémie n’est pas que l’Europe a échoué mais qu’elle est fragile. D’ailleurs, alors que des pays comme l’Italie et l’Espagne s’engouffraient dans des crises sanitaires avec des mesures de confinement drastiques, les dirigeants européens n’arrivaient pas à s’entendre, le 26 mars, sur une riposte économique forte pour financer les mesures d’urgence appliquées. Deux pays, l’Allemagne et les Pays-Bas, ont rejeté toutes propositions qui sollicitent la création d’un instrument de dette commun afin que les pays les plus touchés puissent se doter des moyens financiers adéquats. Outre les marchés boursiers qui commencent à se dégrader, il est fort probable que la crise politique inter-pays européens va s’accentuer et une sorte de méfiance et même de défiance vont s’installer en amenant l’Union à une implosion. Géo-politiquement parlant, la dislocation ne va pas tarder de montrer ses symptômes. Récemment, l’Italie est devenue le premier pays membre du G7 à intégrer le projet «One Road One Belt» lancé par Pékin en 2013. C’est un changement et un virage très important dans la géopolitique de l’Europe et sa politique de défense collective. L’incapacité de l’Union à gérer la pandémie avec une vision inclusive, politiquement et institutionnellement, montre l’absence d’une stratégie de résilience visant à protéger les sociétés et améliorer sa résistance face à des crises sanitaires. De fait, cette pandémie a dévoilé davantage l’échec de l’Union ainsi que l’absence d’un pacte plus solide lors des moments des crises. C’est un vrai séisme qui fera, sans aucun doute, trembler les fondements du projet européen. Bien évidemment, c’est le pire scénario qui puisse arriver dans notre espace géopolitique. L’effritement de l’Europe sera une catastrophe dont les répercussions n’épargneront aucune région limitrophe. La puissance européenne, quoi qu’on en pense, demeure un gage d’ordre et de stabilité et d’équilibrage dans l’espace euro-méditerranéen.

L’UE étant le premier partenaire du Maroc, notre pays risquera-t-il de souffrir de cette situation ?

Il faut dire que jusqu’à maintenant les dommages de la pandémie ne sont pas bien ressentis et les marchés, en dépit des secousses quotidiennes, continuent de résister. Il me semble que l’enlisement de la situation aux USA, dont l’économie représente un quart du PIB mondial, va affaiblir la chaîne de résilience et de résistance des marchés boursiers. Le choc va être catastrophique pour l’économie mondiale et le monde pourra vivre une situation plus sévère qu’en 1970-1980. L’économie marocaine est dépendante de celle européenne. Outre le fait que le confinement et la fermeture des frontières ont des impacts conséquents sur l’économie nationale, la récente dépréciation du dirham explique bien la fluctuation que connaissent nos réserves de changes. De ce fait, il est important de s’y préparer en termes de longue durée. En dépit du fait que notre pays a élaboré une stratégie de financement solidaire de l’État providence, qui s’impose dans pareille situation, une réflexion stratégique mettant en place des amortisseurs de choc économique renforçant la résilience de l’économie nationale s’impose. Le monde avec la pandémie Covid-19 est confronté, plus que jamais, à une perspective d’une mutation économique profonde. La plupart des pays prônent maintenant une économie de guerre et le retour à l’autosuffisance. Cette crise a montré que moins vous avez besoin des autres pays, plus vous êtes en sécurité. Ces scénarios, si la crise subsistera pour plus de six mois, sont tout le contraire de la mondialisation et, de suite, on assistera à son inévitable effondrement. C’est pourquoi, la pandémie actuelle est un vrai test pour la résistance et la résilience de la mondialisation. Il n’y a aucun pays qui ne va pas faire une réévaluation majeure de son économie en rapport avec la configuration actuelle qui est mondialisée et interconnectée.

Plusieurs analystes l’affirment, le monde après Coronavirus ne sera plus le même. Assistons-nous à la naissance d’un nouvel ordre mondial ?

C’est sûr, le monde post-Coronavirus ne sera pas le même. Cette pandémie aura des impacts majeurs sur beaucoup d’axes stratégiques et équations géostratégiques. Les tendances susvisées montrent que nous allons assister à une re-modélisation de l’ordre mondial. Les premiers changements vont s’opérer au niveau de la vie politique des nations et leurs élites. Cette réponse mal adaptée à la contamination exponentielle dans plusieurs pays industrialisés aura des conséquences énormes. Les implications géopolitiques de cette crise à moyen et à long terme s’avéreront très importantes, surtout dans les paramètres de l’équation sino-américaine. En 1956, une intervention bâclée dans le suez a mis à nu le déclin de la puissance britannique et marqua la fi n du règne du Royaume-Uni en tant que puissance mondiale. Le scepticisme et la manière avec laquelle Washington a géré la crise montrent qu’elle n’est pas préparée à diriger une réponse mondiale. N’oublions pas que peu avant la crise, il y avait des tensions autour de plusieurs structures multilatérales contrôlées par le leadership américain. Cette superpuissance, selon les termes de Henry Kissinger, a été toujours imprégnée par une vraie capacité et une volonté de mobiliser, de coordonner et parfois même d’anticiper une réponse mondiale aux crises. La pandémie de Coronavirus a montré que Washington n’a plus cette capacité et est peu disposée à faire ce travail. L’absence du soutien des américains dans la gestion de la pandémie en Italie, en Espagne et en France a été intelligemment remplacée, rapidement et habilement, par Pékin et la Russie. De fait, la Chine se repositionne dorénavant comme le leader mondial de la réponse à la pandémie. Au cours de la crise d’Ebola entre 2014 et 2015, les USA ont constitué et même dirigé une alliance de dizaines de pays pour lutter contre la propagation de la maladie. Aujourd’hui ce leadership est invisible. Les mesures d’interdiction de voyager  aux USA depuis l’Europe ont été instaurées sans prévenir ses alliés. De surcroît, quand aucun État européen n’a répondu à l’appel d’urgence de l’Italie, la Chine s’est engagée publiquement à assister Rome par l’envoi des ventilateurs, des respirateurs, de masques et des combinaisons de protection. Cette pandémie a mis en évidence la force et la puissance de la Chine ainsi que son apport considérable dans la mondialisation. Le simple fait qu’une grande partie du matériel, de ce dont dépend plusieurs vies dans le monde, est fabriquée en Chine, illustre l’avantage géopolitique de Pékin dans la reconfiguration que connaîtra le système international. C’est un outil de politique étrangère et une nouvelle diplomatie «altruiste» qui est en train de repositionner Pékin dans l’échiquier mondial. Selon plusieurs études, la part de la Chine sur le marché américain des antibiotiques est supérieure à 95%. Cette dépendance stratégique est un atout pour la Chine dans sa quête d’un leadership mondial qui se dirigera vers le bipolarisme. De ce fait, le Consensus de Pékin, disons-le, pourra triompher sur le Consensus de Washington malgré que la puissance militaire reste inégalée entre les deux pays.

Quel sera le rôle de pays comme la Chine, la Russie et les puissances émergentes, dans le monde, en Afrique dans notre région ?

La Chine, à travers son implication ascendante dans la crise actuelle, va continuer de tirer profit de la situation en élargissant ses actions vers les pays européens. Comme susvisé, c’est un outil diplomatique important pour asseoir sa vision et sa conception de l’avènement d’un nouvel ordre international. Notons bien que la Chine n’est pas en train de faire tout cela gratuitement. Elle cherchera à mettre en place une stratégie visant à se rapprocher les pays européens qui ont montré un certain scepticisme, jusqu’à maintenant, quant à son projet géopolitique la Route de la soie. L’assistance de la Chine en envoyant des équipements médicaux et plus de 250 000 masques à l’Iran et à la Serbie s’inscrit dans la logique d’une diplomatie ascendante visant à recréer des zones d’influence stratégique. L’annonce du président serbe, qui a rejeté toute assistance européenne en déclarant, je cite, que «le seul pays qui peut nous aider est la Chine», est prémonitoire d’une nouvelle conception géopolitique. L’aide du cofondateur de l’entreprise Alibaba, Jack Ma, à un ensemble de pays africains s’inscrit dans cette logique de la diplomatie «altruiste». C’est une offensive diplomatique qui va continuer avec la récession économique qui s’annonce à l’échelle mondiale. La chute du prix du baril de pétrole fera de la Russie un pays régulateur des marchés. De fait, il est fort probable qu’après la pandémie, Moscou cherchera, avec tous les moyens, de recadrer la production mondiale en usant de sa présence géostratégique dans des zones d’influence pétrolière. En 1997, le politologue Zbigniew Brzezinski annonçait, je cite,  «aucune puissance ne peut prétendre rivaliser dans les quatre domaines-clés – militaire, économique, technologique et culturel – qui font une puissance globale». Dans les trois derniers paramètres de la puissance américaine, la Chine est en train de rattraper son retard. Au niveau militaire, en dépit du fait qu’elle est de moins en moins fongible, Pékin a fait un travail colossal en termes de budget d’armement et de sophistication de son arsenal militaire. Ainsi, la perception selon laquelle les Etats-Unis possédaient encore tous les outils leur permettant de façonner le monde à leur image est une illusion.

Nous assistons également à un retour en force de l’Etatprovidence avec des priorités sociales et sécuritaires, cela veut-il dire que l’ère du libéralisme, de l’économie du marché, de la mondialisation est révolue ?

La pandémie a mis à nu les défaillances de la politique sanitaire des pays européens et américains. Ce traumatisme qui s’installera va créer une opposition systématique visà-vis de n’importe quelle politique qui ne renforcera pas les priorités sociales et la santé publique. Cette crise a montré que l’Etat-Nation reste le cadre adéquat et pertinent pour l’organisation et l’intervention publique. La mise en place des zones d’intégration régionale est nécessaire mais ne peut en aucun cas remplacer le rôle de l’Etat dans la gestion des affaires publiques. De fait, l’Europe, pour qu’elle puisse répondre à un besoin médical minime comme des masques ou des ventilateurs et des respirateurs, elle a été obligée d’en faire la commande en Chine. C’est pourquoi la mondialisation, qui est décrite comme l’internationalisation croissante des marchés de biens et de services, du système financier, des entreprises et des secteurs d’activité, de la technologie et de la concurrence, s’estompe devant la pandémie Covid19. Ce qui doit être corrigé c’est le rôle central de l’Etat dans la planification et l’orientation et la régulation micro-économique et non pas les entreprises et leurs stratégies qui régissent davantage les forces du marché et la politique publique. Je ne pense pas que le monde va connaître des mutations profondes au niveau économique. Néanmoins, il y aura des voix qui vont exhorter à la rationalisation du libéralisme économique, ainsi qu’à une refonte structurelle de l’économie mondiale.

 

 

En Aparté avec Cherkaoui Roudani

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