Pouvoirs
Liberté de la presse au Maroc : le rapport peu crédible de RSF
Le Maroc écope d’une 119e place sur la base d’une enquête qui manque de sérieux. Il aura progressé de 12 places depuis 2003.
Des handicaps existent, certes, mais il y a unanimité sur les avancées.
Le Maroc se défend mal
contre une perception erronée.

Encore une mauvaise note pour le Maroc ! Après avoir régressé sur l’échelle de la corruption (cf La Vie éco du 21 octobre), il se retrouve parmi les cancres du classement mondial de la liberté de la presse, établi annuellement par Reporters sans frontières (RSF), Ong basée à Paris. «C’est une appréciation tendancieuse. Je ne pense pas qu’il soit possible de donner crédit à un rapport dont le premier responsable a clairement déclaré à Casablanca, il y a un an, qu’il allait détruire le Maroc», proteste Nabil Benabdallah.
Le ministre de la Communication n’est pas le seul à grincer des dents. Il faut dire qu’il y a de quoi : même si le Maroc est mieux placé que la Tunisie (147e) ou l’Algérie (129e), il partage désormais la 119e place mondiale avec… le Kazakhstan, un pays qui fait partie, pour reprendre les termes de RSF elle-même, «des régions les plus difficiles au monde pour l’exercice de la liberté de la presse. Dans ces pays, la répression des autorités ou la violence exercée par des groupes armés à l’encontre de la presse empêchent les médias de s’exprimer librement». De même, le Maroc arrive bien loin derrière des pays comme le Timor oriental (58e), le Congo Brazzaville (70e) ou Haïti (117e), pourtant pas particulièrement connus ni pour leur démocratie ni leur stabilité, autant de facteurs déterminants dans l’exercice de la profession de journaliste, quel que soit son pays de résidence.
En deux ans, notre «classement» s’est amélioré de 12 places
Mais le Maroc n’est pas le seul dans ce cas : si l’Asie et le monde arabe restent en général en queue de peloton, les chutes les plus spectaculaires ont été enregistrées dans les pays occidentaux dont la France mais aussi les Etats-Unis. En effet, le pays de George Bush a perdu la bagatelle de 20 places en une année, sur son territoire, passant ainsi à la 44e position. On remarquera que l’ONG tiend à classer la performance des USA en Irak également. Ils y auront perdu 29 places par rapport à l’année dernière pour être désormais 137e. Autant de changements attribués à un resserrement législatif, notamment au niveau de la protection des sources des journalistes, et qui ont mené, entre autres, à l’emprisonnement de la reporter du New-York Times, Judith Miller.
Aussi négative que la situation puisse paraître, le classement comporte également des gagnants, notamment les pays d’Afrique et d’Amérique Latine. Ainsi, le cas le plus étonnant est celui du Bénin, qui renforce une tendance ancienne en caracolant à la 25e place, loin devant la France, l’Espagne ou l’Italie…
«Nous-mêmes avons été surpris par les résultats, mais il ne s’agit pas d’un classement subjectif : plus de 50 critères ont été utilisés», souligne Robert Ménard, secrétaire général de Reporters sans frontières. «Des Etats qui ont acquis ou retrouvé leur indépendance récemment se montrent très respectueux de la liberté de la presse. Ils coupent court ainsi aux arguments fallacieux invoqués par de nombreux leaders autoritaires selon lesquels il serait nécessaire de patienter plusieurs décennies avant que la démocratie ne puisse s’installer», explique-t-on dans le rapport de RSF.
Un échantillon ridicule pour un classement mondial
Le classement de RSF correspond-il vraiment à la situation de la presse au Maroc ? Il est permis d’en douter à voir justement la liberté acquise par la presse au cours des dernières années. Rien ou presque n’est tabou. Mais tout d’abord, il ne faut surtout pas oublier qu’une telle classification ne date pas d’hier : en fait, cette année, le Maroc aura amélioré sa performance de sept places par rapport à l’année dernière (126e) et de cinq autres par rapport à 2003, après avoir occupé la 89e place en 2002. Une évolution qui contraste donc avec celle de plusieurs pays occidentaux, même si elle aura coïncidé avec de nombreux évènements tels que l’interdiction de pratiquer pour Ali Lemrabet, la condamnation du patron d’Al Ousbou’ia al Jadida pour avoir reproduit les propos de Nadia Yacine ou encore les expulsions de journalistes espagnols liées à l’affaire du Sahara marocain.
Le Maroc progresse donc, mais 119e tout de même ? Sur quoi se fonde RSF pour aboutir à un tel classement ?
Pour atteindre de telles conclusions, l’ONG – pour qui les atteintes à la liberté d’expression peuvent venir soit des autorités locales, de groupes ou encore de lobbies qui feraient pression sur les journalistes – a eu recours à une notation fondée sur deux sources : d’une part, une base de données comprenant les exactions dont ont souffert les journalistes tout au long de l’année (arrestations, filatures, confiscation de la carte de presse, etc.), et un questionnaire transmis à des journalistes ou des militants de droits de l’Homme.
Ce dernier, auquel on ne peut répondre que par «oui» ou «non», surprend : toutes les questions sont orientées… de manière négative. Pas une parmi les 50 questions proposées pour demander si la liberté de la presse a progressé. Le questionnaire porte ainsi sur «l’ensemble des atteintes directes contre des journalistes (assassinats, emprisonnements, agressions, menaces, etc.) ou contre des médias (censure, saisies, perquisitions, pressions, etc.). Il note également le degré d’impunité dont bénéficient les auteurs de ces violations de la liberté de la presse», explique RSF dans son rapport. Ledit document inclut également «le cadre juridique régissant le secteur des médias (sanction des délits de presse, monopole de l’Etat dans certains domaines, présence d’un organe de régulation, etc.) et le comportement de l’Etat face aux médias publics et à la presse internationale» ; ces derniers éléments étant vraisemblablement parmi les principales causes du retard du Maroc.
La justice et le Code de la presse pointés du doigt par les journalistes
Autre surprise, chez RSF même, on nous apprend aussi que le fameux formulaire n’a été rempli que par une poignée de personnes, pas plus de cinq en tout. Elles se comptent donc sur les doigts d’une main, si ce n’était la participation d’autres personnes résidant en dehors du Maroc. Certes, le formulaire a été appliqué à tous les pays concernés par le classement et a toujours été rempli par un nombre limité de personnes depuis des années. Cependant, on ne peut s’empêcher de penser qu’il est difficile de prétendre effectuer un classement mondial aussi précis sur des bases aussi maigres, sachant que RSF précise elle-même qu’elle ne se porte pas garante de la qualité de la presse dans tous ces pays. On ne peut aussi s’empêcher de se demander pourquoi le syndicat de la presse, pourtant connu pour son franc-parler, ou encore le ministère de la Communication, organe de tutelle du secteur, n’ont pas été consultés. Le moindre des réflexes, s’agissant de juger la presse, n’est-il pas de recouper et de s’adresser à des personnes aux avis «divergents» pour mieux approcher la réalité ?
Il y a donc de quoi douter de la crédibilité du rapport de RSF, même si, et l’avis est partagé par tous, le Maroc reste pénalisé sur certains volets. En fait, on trouve un consensus chez les personnes interrogées par La Vie éco. Si «le temps des grands procès, les procès injustes, inéquitables, est révolu», comme l’explique le président de l’OMDH, Abdallah El Ouelladi, le Maroc a encore du chemin à parcourir. Des ajustements restent à faire : ils vont de la réforme du Code de la presse, pour une meilleure protection du journaliste, à celle de la justice en passant par la création d’un conseil déontologique. «Le Maroc devrait exclure les peines privatives de liberté pour les délits de presse, considérer d’emblée, ou supposer, la bonne foi dans les affaires de diffamation et non l’inverse…», énumère Khalil Hachimi Idrissi, directeur de la publication et de la rédaction du quotidien Aujourd’hui le Maroc.
Pour sa part, Aboubakr Jamaï, directeur de publication du Journal Hebdomadaire, appelle à aller encore plus loin, en réformant littéralement la justice marocaine. «On ne peut pas parler d’une liberté de la presse sans une justice indépendante, or la réputation internationale du Maroc en ce domaine laisse à désirer», explique-t-il. Et d’ajouter : «S’il est normal qu’un organe de presse soit poursuivi en justice, il est anormal que cette dernière soit inféodée à l’exécutif». Abdallah El Ouelladi reste plus nuancé sur ce point, même s’il abonde dans le même sens : «Le vrai problème, chez nous, c’est la justice, pas les agissements du pouvoir. Aujourd’hui, il n’y a pas de chambre ni de juge ni de jurisprudence spécialisés en la matière».
La communication active au Maroc sur les atteintes à la liberté de la presse a peut-être desservi celui-ci
Consensus sur les handicaps, mais également consensus sur un fait : la presse jouit d’une grande liberté. Et c’est là que des pièges comme celui que signale Ahmed Réda Benchemsi prennent tout leur sens : le directeur de publication de l’hebdomadaire TelQuel signale que la plus grande communication effectuée aujourd’hui au Maroc autour des atteintes à la liberté de la presse pourrait avoir fini par pénaliser ce pays par rapport à des pays où l’on n’ose pas parler de tels sujets. «Il est d’autres pays où la liberté d’expression est tellement limitée que l’on communique moins sur les atteintes à la liberté de la presse, du coup, ils se retrouvent mieux classés que le Maroc», affirme-t-il.
Que faire alors ? Certainement pas limiter cette liberté, mais peut-être que l’Etat devrait aussi y mettre du sien. Abdallah El Amrani, directeur de publication de l’hebdomadaire La Vérité, insiste sur le besoin d’une meilleure communication officielle pour redorer l’image du Maroc. Il est vrai que le classement RSF ne date pas d’aujourd’hui et que l’on n’a rien fait pour contredire intelligemment une perception erronée
Le classement des pays arabes
Une bien maigre consolation pour le Maroc : le voici désormais en tête des pays du Maghreb, suivi par la Mauritanie (127e), l’Algérie (129e), la Tunisie (147e) et enfin la Libye (162e).
Côté monde arabe en général, si les pays traînent depuis quelques années déjà parmi les derniers de la classe mondiale, le Maroc peine à rester dans la moitié la mieux lotie, arrivant ainsi derrière le Koweït, la Jordanie, les Emirats Arabes Unis ou le Liban, dont les journalistes ont gardé du poil de la bête malgré les attentats perpétrés contre leurs confrères Samir Kassir et May Chidiac.
Le Maroc reste quand même mieux loti que l’Autorité palestinienne (132e), l’Egypte (143e).
