Pouvoirs
Les vérités sur le système PJD
Organisation quasi militaire, recours au marketing, relations publiques avec
l’étranger…, le PJD séduit et investit le vide laissé par
les autres partis.
Plusieurs points faibles : absence de vision économique, inconstance
dans les intentions d’alliances, divergences internes.
Entretien : Le PJD dévoile son jeu et El Othmani cherche à rassurer.

Faut-il avoir peur du PJD ? A 18 mois des élections législatives, jamais un parti n’aura autant occupé le devant de la scène médiatique et monopolisé les discussions de salon. «Cette fois-ci, c’est la bonne, semble-t-on dire – et surtout croire -, le raz-de-marée islamiste aura bien lieu». De fait, trois ans après les attentats de Casablanca, qui avaient mis à mal l’image du parti, le PJD, qui a failli sombrer, a fait plus que réussir son retour en grâce auprès de l’opinion publique. Grâce à un marketing savamment dosé et, reconnaissons-le, une propension au travail dont peu de partis peuvent se targuer, le PJD, pour reprendre l’expression des théoriciens du management, met en avant deux facteurs- clés de succès : la rigueur et l’intégrité morale. Cela ne signifie pas pour autant que ces deux qualités n’existent pas dans les autres partis, mais plutôt que ces derniers ne les cultivent pas, n’en font pas des atouts.
La discipline, principale force en interne
Résultat : dans l’imaginaire collectif marocain mais également à l’international, le PJD lave plus blanc. Ainsi, en ce début du mois d’avril, et en l’espace d’une semaine, deux magazines français, l’Express et Jeune Afrique, auront braqué leurs objectifs sur le Parti de la justice et du développement. Coïncidence ? Il faut dire que tout semble justifier l’assurance du parti islamiste aujourd’hui. Depuis qu’il a été donné vainqueur aux législatives de 2007 par un sondage de l’«International republican institute» – un organisme fondé par Ronald Reagan pour promouvoir la démocratie en Amérique Latine en pleine Guerre froide, et qui depuis a élargi ses activités au reste du monde -, l’arrivée du PJD au pouvoir semble considérée comme relevant de l’évidence, même si le chef du parti, Saâdeddine El Othmani, tempère, rappelant que l’avance accordée par l’étude concerne essentiellement les votes des indécis. On se demande quand même si ce sondage aura l’influence que ses semblables exercent sur les élections de par le monde. «Tout ce bruit autour du PJD est provoqué par des milieux extérieurs au Maroc, notamment les Etats-Unis», proteste Abdallah Bekkali, membre du comité exécutif du Parti de l’Istiqlal. Soit, mais d’où vient donc cette popularité soudaine du parti islamiste ? Est-il aussi influent auprès des Marocains ?
Resté marginal à l’époque où il était dirigé par Abdelkrim Khatib, le PJD connaîtra une mutation profonde lorsqu’il ouvrira ses portes aux islamistes du mouvement Attawhid wal Islah. Ce n’est qu’aux élections de 2002 que le parti affrontera vraiment le feu des projecteurs. Cette année-là, le parti, présenté comme un des principaux gagnants des élections, limitera sa présentation dans les circonscriptions (60%). S’agissait-il d’une incursion homéopathique, destinée à rassurer l’opinion publique comme l’affirme son secrétaire général (voir interview en p. 37), ou d’un arrangement avec le ministère de l’Intérieur comme l’annonceront les médias ? Quoi qu’il en soit, les circonscriptions en question, rigoureusement sélectionnées en fonction de leur soutien au PJD, donneront un résultat impressionnant
(42 sièges). Elles répandront l’idée que la victoire aurait pu être écrasante si le parti s’était présenté dans l’ensemble des circonscriptions. Peu importe, cette fausse défaite s’avérera providentielle quand elle permettra au PJD de faire profil bas au lendemain des attentats de mai 2003, alors que les appels à son interdiction se multiplient.
Retombé sur ses pattes, le parti mettra la période 2002-2007 à profit pour initier ses cadres aux rouages du pouvoir. Avec ses 593 conseillers communaux et la présidence de 16 communes, le parti commencera par donner un échantillon de sa gouvernance au niveau local, tout en restant conscient que ses actes sont examinés à la loupe. Meknès, Casablanca, et, plus récemment, Tiznit, constitueront autant de champs de bataille où le PJD et la Koutla – particulièrement les élus du PPS – s’offrent des duels en règle. Pendant ce temps, au Parlement, les élus de la Chambre des représentants jouent les premiers de la classe. Toutefois, le parti n’a pas d’élu à la Chambre des conseillers.
Parallèlement, sur le chapitre organisationnel, le PJD s’affirme comme un modèle en la matière. Procédures de gestion, audit des comptes, sévérité dans le recouvrement des recettes, sanctions «codifiées». Côté troupes, en mars 2004, le PJD disposait de quelque 10 000 militants confirmés. La plupart sont jeunes, âgés d’une trentaine d’années pour les militants, et de quarante à cinquante ans pour les cadres. Le parti cible particulièrement les cadres, d’ailleurs, bon nombre des militants travaillent dans les milieux de l’éducation et de l’administration, sans compter les étudiants. Mais la force de frappe du PJD est constituée surtout par les sympathisants : «Un parti faible peut avoir beaucoup de militants et peu de sympathisants, un parti fort peut avoir peu de militants et beaucoup de sympathisants», théorise M. El Othmani.
La discipline des militants du PJD rappelle celle des militants de gauche dans les années 1960-1970
Toutefois, sur le terrain, il est impossible, en l’état actuel des choses, de connaître avec précision la force réelle du parti, surtout dans le contexte actuel marqué par «l’absentéisme électoral et la désaffection des Marocains vis-à-vis de la politique», souligne Nourredine Zahi, sociologue et chercheur en islamisme politique. Face à cette situation, l’organisation devient l’un des atouts du PJD, et ce dernier le montre ostensiblement. En fait, Slimane Amrani, député et président de la Commission des affaires organisationnelles du parti, ira jusqu’à évoquer l’application au parti des normes ISO 9001 (sic !).
«La force du PJD, il la tient de la discipline de ses militants, la même, peut-être même moins, que celle qui caractérisait les appareils des partis de gauche dans les années 1960-70, et surtout l’USFP dans l’opposition», ajoute Nourredine Zahi. Une discipline qui trouve particulièrement son application sur le terrain, selon ce dernier. «Ce qui le fait réussir dans cette tâche, c’est aussi l’abandon du travail de terrain et de proximité par les partis de gauche, qui n’essayent même plus de capitaliser leur passé. Ils ne tentent même plus de rallier de nouvelles recrues et laissent le terrain vide», déplore-t-il. Les électeurs potentiels eux-mêmes seront surpris par la démarche puisqu’ils demanderont à des participants de la seconde caravane «Al misbah» si le parti avait déjà entamé sa campagne électorale.
Corollaire de cette discipline : le discours moral. «Dans le discours produit officiellement par le PJD, le religieux est stratégiquement refoulé : c’est à partir de l’étique et du politique que les cadres s’expriment officiellement», explique Malika Zeghal, dans l’ouvrage Les islamistes marocains, le défi à la monarchie. Parallèlement, le PJD bénéficie aussi de ce que l’on a surnommé sa «virginité politique». En fait, certains membres iront jusqu’à la mettre en avant lors des débats qui opposeront le PJD à la Koutla à la réunion du conseil de la ville de Casablanca le 27 mars dernier. Mais l’argument vieillit, et amène à se demander si le parti islamiste a les reins suffisamment solides pour gouverner. Qu’en pense la Koutla ? «Voilà un parti qu’on dit puissant, qui n’a formulé aucune revendication politique par rapport à l’Etat lors de son dernier congrès, à part un discours sur la moralisation de la vie publique et la lutte contre la mère des vices qu’est l’alcool», fait remarquer, à juste titre, Abdelhadi Khairat, membre du bureau politique de l’USFP.
Libéralisme solidaire ou solidarité libérale ?
Interrogé à ce sujet, M. El Othmani proteste, mais la question est récurrente : lors d’un entretien accordé à La Vie éco, il y a deux ans (cf. notre édition du 28 mai 2004), il avait avoué que le parti n’avait pas encore d’idées claires sur une éventuelle politique économique si le parti accédait à la tête du gouvernement. L’alliance avec Forces citoyennes aura certes permis de combler cette lacune, mais les grands principes économiques contenus dans le «Projet de plateforme idéologique» du parti sont plus de l’ordre des généralités qu’autre chose. On y trouve pêle-mêle la mise à niveau de la force de travail, sans pour autant savoir quelle est la recette ; la mise à niveau de l’entreprise mais aucune clé pour y parvenir; la réforme du système financier alors que ce chantier a été l’une des principales actions des dix dernières années ; le maintien des équilibres macro-économiques mais de manière «non figée» sans que l’on sache comment s’y prendre… Et enfin l’appui aux secteurs économiques à valeur ajoutée : agriculture, pêche, textile, technologies de l’information. Bref, un langage standard qui ne répond pas à la réalité économique et sociale d’aujourd’hui. La seule innovation proposée est celle de créer un organe indépendant qui gérerait la zakat, une sorte de fondation Mohammed V pour la solidarité au champ d’activité réduit.
Seul point de divergence, bien léger : la question de savoir comment concilier les politiques très libérale de FC et très sociale du PJD, particulièrement au niveau du financement. Abderrahim Lahjouji, président de Forces citoyennes, répondra qu’il s’agira de produire d’abord les richesses puis de les redistribuer dans le cadre d’un «libéralisme solidaire», tandis que M. El Othmani invoquera une «solidarité libérale» avant de se couvrir en précisant que les deux partis ne sont pas forcément d’accord sur tout… Charrue avant les bœufs ou l’inverse, la formule «magique» est aussi facile à dire que difficile à mettre en application… Si le PJD brille de l’éclat du neuf, il ne s’illustre pas par des idées pragmatiques et/ou originales.
Cela dit, un programme économique bien ficelé est-il la pierre angulaire d’un édifice électoral ? Si nombre de Marocains sympathisent avec le PJD, lui donnent leurs voix, c’est parce qu’ils s’identifient à lui culturellement, se sentent proches de lui sur le plan des valeurs morales, religieuses et éthiques. Le projet politique et le programme économique qu’il compte appliquer une fois au gouvernement leur importent peu.
Quelle sera l’attitude des Benkirane, Raïssouni et Ramid ?
La puissance et la force de l’islamisme résident moins dans son expression politique que dans son ascendant culturel. Le chercheur marocain Mohamed El Ayadi l’exprime ainsi : «Quand on parle de l’islamisme, et l’on en parle beaucoup, on le réduit à ses expressions politiques, voire à ses manifestations organisationnelles et partisanes». On attribue généralement son développement, ajoute-t-il, «aux causes socio-économiques comme la pauvreté, la marginalisation, le chômage et le déracinement. Ces paramètres socio-économiques jouent certainement un rôle dans l’enracinement et le développement de l’islamisme politique, mais ils ne sont pas déterminants en dernière instance. Le facteur déterminant du développement de l’islamisme politique dans nos sociétés musulmanes est, à mon avis, la domination de ce que j’appelle l’islamisme culturel sur le plan des mentalités. L’islamisme politique se greffe sur l’islamisme culturel». C’est peut-être là la principale force du parti qui parle d’un référentiel religieux tout en affirmant se couler dans le moule des institutions en place et se conformer aux règles du système.
Il reste tout de même à savoir comment tout cela serait mis en musique une fois au pouvoir, et comment le parti islamiste saura se tirer des difficultés inhérentes à la conversion de la théorie en actes concrets. Cette situation est compliquée par le fait que l’harmonie qui semble prévaloir au sein du parti est régulièrement mise à mal lorsque des personnages du parti comme Mustapha Ramid (ex-président du groupe parlementaire), Ahmed Raissouni (ex-président du MUR) ou Abdelilah Benkirane (directeur d’Attajdid) ruent dans les brancards, malgré les nombreuses manifestations de soutien prodiguées par Abdelkrim Khatib au secrétaire général actuel. Rien d’étonnant ensuite à ce que la classe politique reproche au PJD son double langage : politique au niveau officiel et parmi les cadres, religieux chez la base. Dans son programme de 2002, le PJD faisait de «al asala» (l’authenticité) son premier slogan, et c’est ce programme, dont le parti semble s’être éloigné, du moins au niveau de son discours officiel, qui semble être resté dans l’esprit des bases. La cohésion interne présentée par le PJD résistera-t-elle à l’épreuve du pouvoir et surtout à l’application concrète de ses discours ?
Autre question : celle des alliances. Ayant visiblement brisé la glace par son alliance avec Forces citoyennes, de l’ex-numéro un du patronat, Abderrahim Lahjouji, le parti fait désormais figure d’allié potentiel pour ses semblables. Mais pas à n’importe quel prix. Dans le dossier consacré à la question par notre confrère Jeune Afrique du 2 avril, Saâdeddine El Othmani déclare qu’il ne considérerait une alliance avec le doyen de la scène politique marocaine, l’Istiqlal, qu’à condition que ce dernier quitte la Koutla. Rien moins que cela ! Sachant que l’entretien accordé au magazine a été réalisé fin février, on ne peut s’empêcher de remarquer l’inconstance du discours quand le même El Othmani déclare, un mois plus tard, à La Vie éco (voir entretien en page 38) qu’il n’exclut d’alliance avec aucun parti. Enfin, détail troublant : si M. Lahjouji se dit prêt à envisager une coopération sur le terrain, et même des candidatures communes en 2007, M. El Othmani, poids politique oblige, rappelle que les deux partis ont signé un simple accord de coopération et non pas une alliance à proprement parler.
Finalement, faut-il avoir peur du PJD ? Il bénéficiera peut-être d’un vote sanction mais le parti qui cherche à tout prix à séduire et qui s’est lancé dans une campagne pré-électorale avec une longueur d’avance risque de voir sa baraka s’émousser sous l’effet d’un sprint là où il aurait fallu un rythme de marathon.
