Pouvoirs
Les salafistes seront-ils les prochains concurrents du PJD ?
Des figures de la salafiya ont rejoint le PRV et s’apprêtent à mobiliser 3000 jeunes pour une rencontre nationale. Selon les analystes, trop dispersés et sans repères, les salafistes sont incapables de former un grand parti politique. Pour Abou Hafs et ses condisciples, rien n’est encore acquis. Ce n’est qu’une expérience.

Cela fait presque six mois qu’une poignée de leaders salafistes rejoignaient le Parti de la renaissance et de la vertu (PRV), plus particulièrement ses instances dirigeantes. Le 8 juin, certains chioukhs parmi les plus en vue de la salafia, graciés quelques mois plutôt, assistaient au congrès ordinaire de cette petite formation au référentiel islamiste née d’une scission, en 2004, du PJD. La présence côte à côte, dans les rangs des congressistes, de figures connues comme Mohamed Rafiki, alias Abou Hafs, Hassan Kettani et Omar Haddouchi n’était pas passée inaperçue. L’annonce officielle, quelques jours plus tard, de l’intégration d’un groupe de cinq personnes dont une femme au bureau politique du parti n’a surpris personne. En cours de chemin, le PRV aura fait plier quelque peu ses statuts et ce qui lui sert de plateforme politique pour accueillir ces «militants» hors norme.
Depuis ce début juin, les conjectures vont donc bon train. Chacun y va de son analyse et de ses interrogations. Les salafistes et le PRV allaient-ils dupliquer l’expérience qui a donné naissance, en 1996, à l’actuel PJD ? Le parti de Mohamed Khalidi, amélioré et renforcé par l’idéologie et de la matière grise salafiste, risque-t-il de devenir un redoutable adversaire pour son aîné ? Cette initiative est-elle un stratagème pour intégrer politiquement les centaines de détenus salafistes dont les peines arrivent progressivement à terme après plus de dix années de réclusion? Pour le moment, ce ne sont que des questionnements qui débouchent sur des analyses et des scénarios. Concrètement, le PRV, dans sa nouvelle version, est en pleine phase de reconstruction. Doucement, mais sûrement. Ainsi, des instances locales sont en phase d’être mises en place, le discours du parti commence à se construire et, comme point d’orgue de cette étape, une campagne de recrutement a été lancée, principalement auprès des jeunes. Une commission du bureau politique supervisée par Abou Hafs, lui-même, planche, en effet, actuellement sur les préparatifs d’une méga-rencontre de jeunes. Le rendez-vous est fixé pour le mois prochain et, selon des sources du parti, quelque 3 000 jeunes y sont attendus. En même temps, ce même leader salafiste travaille, au nom du PRV, sur un autre registre. Il fait partie d’un collectif d’associations des droits de l’homme qui s’active ces jours-ci à trouver une solution à la problématique des détenus salafistes non impliqués dans des crimes de sang, condamnés dans le cadre de la loi sur le terrorisme et qui sont toujours incarcérés dans différents centres de détention. Bien sûr, les quelque 570 personnes concernées, ou du moins un bon nombre d’entre elles, pourraient très bien venir renforcer les rangs du PRV. C’est du moins ce que la direction du parti espère.
Autre contexte, autres acteurs, autres mœurs
C’est donc toute une structure qui est en train d’être mise en place. Mais de là à espérer que le PRV et les salafistes puissent reproduire à l’identique l’expérience initiée, il y a près de 20 ans, entre le Mouvement unicité et réforme (MUR) et le MPDC de feu Abdelkrim El Khatib, beaucoup n’y croient pas tellement. En effet, observe le spécialiste des mouvements islamistes Mohamed Darif, «dupliquer cette expérience relève de l’impossible». Et ce, pour au moins deux raisons, selon lui. «La première c’est que le contexte est différent. A l’époque la Koutla (USFP, Istiqlal et PPS) venait de refuser par deux fois, en 1993 et 1994, de participer au gouvernement et il fallait à la fois l’inciter à changer d’avis et, en même temps, doter le pays d’une force politique capable de lui faire face dans l’opposition une fois que l’USFP et l’Istiqlal auront accepté de conduire l’Exécutif. Deuxième raison : à l’époque, c’était tout un mouvement, le MUR, bien organisé et bien structuré, qui avait intégré le MPDC pour en faire plus tard l’actuel PJD».
Bref, d’aucuns verraient pourtant beaucoup de similitudes entre les deux expériences. Les salafistes qui ont intégré le PRV s’activent bien dans un mouvement de prédication, «Al Bassira» (le discernement). Leur initiative intervient au moment où le seul grand parti islamiste organisé et reconnu est au gouvernement et l’opposition institutionnelle actuelle est, à ce jour, incapable de faire face à son discours religieux par des moyens politiques conventionnels. Aussi, un parti qui excelle dans le même type de discours est-il à même de freiner son élan. Une formation qui, plus est, est déployée selon la même logique : un parti appuyé par un bras associatif, une association de prédication, le MUR pour le PJD et Al Bassira pour les salafistes, et par un bras syndical, l’UNTM pour le PJD et «l’UNTM des fondateurs» pour l’autre camp.
L’ambition d’une petite formation
Encore une fois, précise Mohamed Darif, il faut relever un fait : «Nous ne parlons pas du mouvement salafiste dans son ensemble. D’ailleurs, depuis 2011, plusieurs tendances traversent ce mouvement. Une tendance voulait bien intégrer le champ politique. Un deuxième courant a opté pour rejoindre une formation politique déjà existante et une troisième tendance a décidé de renoncer à l’action politique, du moins de manière directe, en se consacrant à la prédication tout en soutenant de loin les formations de leur choix».
Ce spécialiste des mouvements islamistes et de leur rapport avec l’Etat estime, par ailleurs, que ce dernier n’a pas vraiment intérêt à ce que les salafistes soient organisés dans une formation politique. Leur discours, fondamentalement religieux, ne peut être soluble dans un cadre juridique comme la loi sur les partis politiques. Mohamed Darif assure, en revanche, que c’est la direction du PRV qui aurait grand intérêt et surtout l’envie de reproduire l’expérience du PJD. Son leader, Mohamed Khalidi, ancien compagnon de feu El Khatib, a vécu d’ailleurs les premiers balbutiements du PJD. Comme le MPDC de l’époque, le PRV est devenu presque une coquille vide que sa direction souhaite relancer et renforcer en concluant ce deal avec les salafistes. Il n’en est d’ailleurs pas à sa première expérience. En 2007, le sulfureux Abdelbari Zemzami, pour ne pas le citer, s’était présenté aux élections sous les couleurs du parti. Il espérait attirer les sympathisants et les disciples du cheikh, sans résultat probant. «Le PRV a toujours été en quête d’éléments de force qui pourraient lui donner un rayonnement», ajoute M. Darif.
En fait, affirme Driss El Ganbouri, chercheur spécialiste des mouvements salafistes, ce n’est pas seulement le PRV qui gagne dans cette expérience, il est vrai, encore embryonnaire. Les deux parties trouvent leur compte. En effet, «quand les salafistes en question ont quitté la prison, après une grâce royale, ils voulaient constituer le premier noyau d’une structure organisée et légalement constituée avec un projet social moins radical et plus adapté à la société marocaine qui attirerait leurs autres condisciples salafistes. Ils ont même renoncé à beaucoup de leurs revendications et fait autant de concessions sur d’autres. L’objectif étant de constituer un courant salafiste politisé, voire banalisé, pour faire barrière face au salafisme radical. En intégrant donc le PRV, ils ont découvert un parti faible, à la structure fragile qu’ils s’emploient à fortifier. Mohamed Khalidi a toujours voulu créer un parti fort mais il y a échoué». Selon M. El Ganbouri, «le PRV a toujours voulu créer une copie du PJD, en plus ouvert. Il a d’abord commencé par mettre en place une association, l’Association de l’éveil et de la vertu (AEV) qui s’est, ensuite, dotée d’un bras politique : le PRV. Mais l’association a échoué dans son projet de recrutement de masse et le PRV n’a pas réussi à percer. Aussi, des années après, et avec des salafistes en quête
de reconnaissance politique, M. Khalidi a-t-il voulu dupliquer l’expérience d’El Khatib avec les anciens frères musulmans du MUR».
Les choses n’en sont donc qu’à leur début. Peut-on pour autant voir surgir une version entièrement salafiste d’ici les élections de 2017 ? «Ce n’est pas évident, même après que les salafistes l’aient intégré, le PRV restera un petit parti qui doit passer par un grand chantier de reconstruction», affirme M. El Ganbouri. «Le parti traverse, ajoute-t-il, une période de transition et il est encore instable. Par ailleurs, les salafistes ont été cooptés dans les instances dirigeantes sans passer par le congrès, et cela fait forcément des mécontents. De plus, le parti n’a pas encore une identité claire ni d’idéologie ni de projet de société qui lui sont propres. Il ne dispose toujours pas de véritable plateforme politique qui reflète les idées des nouveaux venus. Tout ce que nous avons pour le moment, ce sont quelques déclarations par-ci, par-là. Bref, on ne doit pas s’attendre à un parti fort et capable de drainer des masses d’ici les prochaines législatives». En d’autres termes, le PJD a encore de beaux jours devant lui.
Encore de beaux jours devant le PJD
Pourtant, c’est ce même PJD qui a réagi le premier, à travers sa matrice, le MUR, face à cette initiative des salafistes. Les amis d’Abdelilah Benkirane n’ont pas du tout digéré le fait que ces chioukhs pour la libération desquels l’un des bras associatifs du PJD, le Forum de la dignité, a bataillé pendant des années, aillent rejoindre une autre formation. Le parti islamiste au pouvoir n’apprécie pas non plus qu’une autre formation de même obédience vienne grignoter ses parts de l’électorat. Les islamistes au pouvoir craignent que leur rival leur rafle à la fois des militants mécontents de la gestion de Benkirane et un électorat déçu par la non-tenue de leurs engagements et promesses électoraux.
Cela étant, observe Mohamed Darif, il ne faut surtout pas oublier un fait : «Les salafistes ont rejoint le PRV pour tenter une expérience. Elle peut réussir comme elle peut échouer. Auquel cas ils peuvent aller chercher ailleurs». Et cet «ailleurs» pourrait très bien être le PJD lui-même. Ce scénario est, en effet, étayé par plusieurs facteurs. Ainsi, l’une des initiatives phare du PRV est, depuis quelque temps, sa tentative d’intermédiation entre les détenus salafistes et l’Etat. On parle bien ici des salafistes non impliqués dans des crimes de sang.
Le parti, à l’instar de certains dirigeants du PAM, comme la députée Khadija Rouissi, ou du PJD dans le cadre du Forum de la dignité, a initié une série de négociations en vue d’accélérer la relaxation de plus d’un demi-millier de ces salafistes. Dans ces négociations, c’est Abou Hafs qui représente le PRV. Et depuis, il commence à gagner en autorité aussi bien en ce qui concerne le dossier salafiste ou même les questions d’organisation interne. Il devient donc incontournable et dans certains cas il est considéré comme interlocuteur officiel au parti. «En continuant sur cette voie, Abou Hafs est parti pour prendre les rênes du parti», observe cet analyste. Or, Abou Hafs travaille aujourd’hui en étroite collaboration avec le Forum de la dignité, créé par Mustapha Ramid et présidé par un autre membre du secrétariat général du PJD, Abdelali Hamiddine. Il n’est donc pas à écarter que ce dirigeant salafiste, une fois le processus d’intégration des salafistes au PRV arrivé à terme, entre en alliance avec le PJD voire le réintègre en amenant dans son sillage les anciens dissidents.
Dans les deux cas, le PJD, pour lequel cette formation dopée par une forte dose de salafistes présenterait un danger, n’aura finalement rien à craindre. En tout cas, de ce côté.
A moins que ces salafistes, que la désastreuse gestion du PJD au pouvoir aura largement déçue, ne soutienne son rival, en guise de vote de sanction, lors des prochaines échéances électorales. Les salafistes qui l’ont soutenu lors des élections de novembre 2011 estiment aujourd’hui que le PJD a détourné leur vote. Et c’est là le véritable risque qu’encourt actuellement le PJD.
