Pouvoirs
Le phénomène Benatiq
A peine âgé de 10 mois, son Parti travailliste étonne par sa capacité de mobilisation.
Certains, notamment dans les autres partis, soupçonnent une «aide» occulte.
Pour Abdelkrim Benatiq, son seul secret, c’est le travail de proximité.
Le parti a déjà distribué 14 000 cartes d’adhérent
et table sur
40 000 membres d’ici janvier 2008.

Dimanche 18 mars à Rabat, 6 700 femmes de toutes les régions du Maroc se pressent à l’intérieur de la salle Ibn Yassine pour participer au forum des femmes. L’opération, signée Parti travailliste, est un succès. Il ne s’agit pas là du premier tour de force de cette formation âgée d’à peine 10 mois. Trois mois auparavant, en décembre dernier, le parti de l’ex-ministre USFP, Abdelkrim Benatiq, avait mis face à face près de 8 000 jeunes et toute une brochette de cadres politiques et économiques. Dans les deux cas, les participants n’avaient jamais fait de politique, un profil recherché par les partis de nos jours, et dont la présence a montré que le parti a sans doute réussi là où d’autres ont échoué. Face à ce deuxième succès, il prévoit de récidiver, mais cette fois en ciblant les cadres.
Les autres partis ont-ils pris ombrage de ce succès précoce ? Une chose est sûre, cette fois, ils étaient sensiblement moins représentés qu’en décembre, lors de la rencontre des jeunes. Bien plus, un début de tension est apparu avec l’USFP. A l’origine du problème, des articles du quotidien arabophone Al Ittihad Al Ichtiraki où ce dernier s’interroge sur les forces en œuvre derrière ces rencontres spectaculaires. Les termes utilisés dans l’article, jugés diffamatoires, ont déclenché la colère des concernés, qui, dans un communiqué daté du 18 mars, sont allés jusqu’à menacer de recourir à la justice.
Diffamation ou pas, le journal a tout de même posé tout haut les questions que beaucoup se posent tout bas : après tout, au Maroc, des rencontres aussi massives organisées dans des délais aussi courts ont été plutôt l’apanage des partis de l’administration. A l’USFP où, après un départ discret, Abdelkrim Benatiq a laissé une image plutôt positive, l’on se montre inquiet : «Si quelqu’un veut créer une formation, nous lui souhaitons bonne chance, confie ce cadre du parti, mais de là à revenir aux techniques du passé…».
Interrogés, des observateurs plus neutres soulignent que le problème ne se limite pas à cela, insistant sur le sens de l’organisation de Benatiq et son expérience syndicale à la CDT. «Il est capable de mobiliser beaucoup de monde, d’une manière étonnante. Quels moyens emploie-t-il ? Je ne sais pas, toujours est-il qu’il réussit», explique cet observateur de la scène politique marocaine qui ajoute toutefois : «Je ne pense pas qu’il soit aidé». Pour d’autres, les secrets du succès du Parti travailliste sont à rechercher ailleurs. «Certains disent que Benatiq a obtenu de l’argent pour faire de tels rassemblements. Je suis certain que si l’on donnait à l’USFP, à l’Istiqlal ou à un autre parti en leur disant de rassembler les gens, ils ne réussiraient pas de la même manière», ajoute ce cadre d’un parti de gauche.
Des relais dans la société civile
Interrogé, le premier concerné insiste sur le fait que son parti travaille avant tout avec les moyens de bord : les dépenses étant réduites au minimum vital, le reste étant financé par les individus, candidats ou sympathisants du parti, selon une règle d’or : «Pour que le parti reste crédible, nous avons gardé l’habitude que nous avions au syndicat [la CDT] de ne jamais prendre d’argent liquide : nous demandons toujours aux gens de donner directement, en nature», explique Benatiq. Ainsi, à l’exception du siège du parti, dont le loyer est financé par les 31 membres du bureau politique, ce dernier se débrouille sans locaux. Concernant le forum des femmes, les rencontres préliminaires ont été tenues chez les particuliers. Quant au transport, «nous avons décidé que les dépenses liées à chaque autocar seraient partagées entre trois ou quatre militants». Le même système a prévalu pour la décoration de la salle, indique-t-il. Au-delà de cette organisation financière, le secrétaire général du Parti travailliste souligne le long travail de mobilisation qu’il a fallu pour y parvenir. Ainsi, pour la rencontre des femmes, chaque candidat du parti a été appelé à amener des participantes «selon sa capacité de mobilisation». M. Benatiq souligne ainsi avoir amené
lui-même au forum 1 400 femmes issues du quartier défavorisé de Yacoub El Mansour de Rabat. «Je suis né à Takadoum, un quartier populaire, donc je connais les lieux et l’ensemble de la région, mais il m’a fallu 37 réunions dans les maisons, à chaque fois avec 60 femmes, pendant deux mois, pour y parvenir», explique-t-il. Jusque-là, les techniques de mobilisation restent classiques: l’innovation réside surtout au niveau des profils démarchés dans la mesure où le parti a surtout ciblé des acteurs associatifs locaux, actifs dans le cadre d’associations éducatives, sportives ou autres. Disposant d’une certaine crédibilité dans leur entourage, ces derniers sont eux-mêmes à la tête de réseaux locaux, ce qui en fait autant de relais de mobilisation pour la formation. Le cas échéant, de tels profils bénéficieraient aussi d’un soutien local consistant au cas où ils décideraient de se présenter comme candidat au nom du parti…
Le recours aux réseaux, Abdelkrim Benatiq en est familier. S’il a lancé son parti à Fès, en mai 2006, soit un peu moins d’un an après son départ de l’USFP, on oublie souvent qu’il a une longue expérience de syndicaliste qui lui a permis d’exercer ses talents de mobilisateur. Peu le savent, mais il y a dix ans, il avait réuni 5 000 femmes dans l’enceinte de la salle omnisport Ibn Yassine de Rabat alors qu’il était à la tête du syndicat bancaire de la CDT. Aujourd’hui, c’est la même recette qui est utilisée à l’échelle d’un parti. Un parti qui en est aux balbutiements en matière de structure. «Nous avons une simple coordination de la jeunesse, pilotée par trois jeunes, membres du bureau politique», explique le secrétaire général du parti. Et de préciser : «Nous avons décidé de ne constituer aucune section avant 2007».
Au niveau local, les secrétariats du parti sont calqués sur les circonscriptions électorales pour «créer la proximité»
Il reste quand même que les militants du parti sont relativement nombreux au regard de sa courte existence. Après avoir réuni 5 600 personnes à l’occasion de son congrès constitutif, le parti affiche aujourd’hui un objectif de 40 000 membres d’ici janvier prochain, 14 000 cartes ayant été distribuées jusqu’à ce jour aux sympathisants. Toutefois, la perspective des élections a déjà une influence non négligeable au niveau de ses structures. «Aujourd’hui, nous en sommes à 23 secrétariats au niveau provincial, notre objectif est d’arriver à 37», explique M. Benatiq qui indique qu’au niveau local les secrétariats du parti ne sont pas calqués sur les provinces mais directement sur les circonscriptions électorales, de manière, selon lui, à «créer la proximité», mais aussi limiter la concurrence entre militants et les aider à se focaliser sur leur futur champ de bataille. De même, au niveau national, même si le parti a organisé des évènements massifs destinés aux jeunes et aux femmes, il ne leur a pas encore réservé de sections au sein du parti.
Malgré tout cela, M. Benatiq indique (voir entretien en page 48) que les législatives de septembre prochain ne constituent pas le principal objectif du parti, la stratégie de développement de ce dernier couvrant pas moins de cinq ans. «Nous prévoyons quatre étapes, explique M. Benatiq. La première étape était que le parti se fasse connaître en un an, ce qui explique pourquoi nous avons ciblé des évènements de masse. Passée cette étape, nous commencerons à procéder aux recrutements et à la formation. Les étapes suivantes sont l’efficacité et la présence sur le terrain, et enfin la «rentabilité» en 2012 avec le démarrage de ce grand projet».
Quelle sera l’attitude des partis marocains à l’égard du Parti travailliste dans les mois à venir ? Leur relative absence au dernier forum des femmes, implique-t-elle un début de rejet ? En attendant les réponses, si aujourd’hui le parti concède une faiblesse, cette dernière est essentiellement idéologique : il a beau se proclamer de gauche, son programme et ses choix d’alliances restent inconnus. Malgré cela, le recours aux acteurs associatifs et autres en guise de candidats devrait lui permettre de présenter une alternative crédible au système des notables, mais suffira-t-elle à lui assurer une crédibilité durable ?
