Pouvoirs
Le gouvernement doit gouverner et le Roi doit agir quand l’intérêt de la nation l’exige
Dans un Etat moderne qui se respecte, la hiérarchie des ministres est clairement définie. Il y a d’abord le Premier ministre, les ministres d’Etat les ministres, le secrétaires d’Etat et les sous-secrétaires d’Etat. Le ministère des affaires étrangères qui convoque les partis politiques pour leur expliquer la politique du Sahara c’est n’est pas une pratique digne d’un Etat démocratique.

– Le discours du Roi signe un rééquilibrage des pouvoirs entre les acteurs institutionnels du pays. Vers quoi se dirige-t-on : une monarchie parlementaire qui ne dit pas son nom ou une solution médiane entre monarchie exécutive et monarchie parlementaire ?
Il convient d’abord de préciser que la commission a des orientations, mais va élaborer un compromis historique, c’est-à-dire une rupture avec le passé. Il y a des fondamentaux qui ne bougent pas, l’islam, la commanderie des croyants, l’intégrité territoriale et le choix démocratique. Le choix de la démocratie est très important. Maintenant, la question est : est-ce que nous serons dans le scénario d’un Roi avec des compétences délimitées, précisées et négociées, ou allons-nous rester dans cette dualité qui caractérise le Maroc : à la fois un Roi moderne et un commandeur des croyants supérieur à toutes les institutions ?
Dans une monarchie parlementaire, le monarque n’est pas responsable politiquement. Les Européens disent que «le Roi ne peut mal faire parce qu’il ne fait rien». A mon avis, il faudra définir clairement les pouvoirs du Roi et celui des institutions.
Dans le monde, il n’y a aucune monarchie ou régime présidentiel exécutif qui soit démocratique. Seul le régime américain échappe à cette règle, sans doute pour des raisons liées au système fédéral du pays. De même, toutes les monarchies démocratiques du monde sont parlementaires. Un régime parlementaire est géré par le gouvernement issu d’élections et qui se renouvelle de manière périodique. Dans une monarchie parlementaire, le gouvernement a des pouvoirs certes, mais cela n’annule pas pour autant ceux du monarque. En Grande-Bretagne, par exemple, le Premier ministre se réunit chaque semaine avec la Reine. Il n’y a donc pas élimination des pouvoirs du Roi. En définitive, il n’y a pas de démocratie sans monarchie parlementaire.
– Est-il possible d’imaginer que l’article 19 de la Constitution soit supprimé ou modifié ?
Tout ce que je peux dire concernant l’article 19, c’est qu’il faudra séparer les pouvoirs du Roi de ceux d’Imarat Al Mouminine. La dimension religieuse ne doit pas être le centre d’un Etat moderne. Le concept d’Amir Al Mouminine, lui, restera. Cette question est exclue du débat.
– Mais encore… se dirigera-t-on vers une définition claire des pouvoirs du Commandeur des croyants ?
La dimension religieuse du Souverain est restée symbolique jusqu’au début des années 1980. Amir Al Mouminine n’avait pas ces pouvoirs supra-constitutionnels actuels. Depuis la «Sahwa islamia» (le Réveil islamique), on a mis en avant cette dimension et la justice n’a jamais osé intervenir dans les pouvoirs royaux.
Dans Imarat Al Mouminine, il y a deux choses à séparer, la fonction royale et la fonction spirituelle. La réforme aura du sens si elle détermine quels sont les pouvoirs du Roi. Cela permettra de ne plus laisser personne parler au nom de ce dernier. Il faut aussi mettre en place des canaux légaux pour transmettre les directives du Roi.
Amir Al Mouminine doit s’occuper de la sphère religieuse, c’est le chef qui organise, définit et gère le champ religieux. Le champ public, lui, doit relever du Roi, du Parlement et du gouvernement. Encore une fois, il n’y a pas de mal à définir, préciser et clarifier les pouvoirs du Roi, cela ne veut nullement dire qu’on est contre la monarchie. C’est même dans l’intérêt de la monarchie.
– Le discours parle d’un renforcement des pouvoirs du Premier ministre, de sa responsabilité totale sur l’exécutif et l’administration et de la constitutionnalisation du conseil de gouvernement. Cela implique plusieurs questions. Par exemple, est-ce que le Premier ministre aura le pouvoir de nommer ou révoquer les membres de son gouvernement ?
Le discours royal annonce une répartition des pouvoirs et des compétences. Traditionnellement, cette séparation des pouvoirs a toujours existé, mais la monarchie n’est pas concernée. Selon la Constitution actuelle, le Roi délègue des pouvoirs.
C’est une bonne chose que soit institutionnalisée la «méthodologie démocratique» pour la nomination du Premier ministre. Lorsque, lors des élections un parti politique ou groupe de partis politiques font campagne sur un programme politique, c’est un contrat avec les électeurs et, une fois au pouvoir, ils sont tenus de l’exécuter, et non se contenter de dire, comme l’a fait l’actuel Premier ministre, que son programme politique ce sont les discours du Roi. Le gouvernement est-il là pour exécuter la volonté royale ou exercer une mission pour laquelle il a été mandaté par la nation? Ce sont des questions auxquelles devra répondre la commission.
Ce qui est sûr, c’est que la nomination du Premier ministre par le Roi sera maintenue, mais il faut trouver des procédures pour que le Premier ministre nomme le gouvernement qu’il veut. Il faut que la Constitution se prononce clairement sur ce point.
Ce qui a été proposé aussi, c’est la constitutionnalisation du conseil de gouvernement. Dans ce cas aussi, maintiendra-t-on le conseil de gouvernement et le conseil des ministres ? Quelles seront les compétences de chacun ? Est-ce que toutes les compétences qui relèvent de gouvernement et du Premier ministre vont s’exercer au sein du conseil de gouvernement ? Le Premier ministre a un pouvoir réglementaire, est-ce qu’il va s’exercer au conseil de gouvernement sans attendre le conseil des ministres ? Si c’est le cas nous nous acheminons donc vers une monarchie parlementaire.
– Quels seront concrètement les pouvoirs accordés au Premier ministre ?
Le Premier ministre disposera de l’administration, c’est un élément important du discours. Est-ce que le Premier ministre sera le chef de l’administration ? Est-ce qu’il procédera à la nomination des hauts fonctionnaires, walis et gouverneurs ? Est-ce que nous allons continuer à parler à un ministre de l’intérieur plus fort que le Premier ministre ? Est-ce que le ministre de l’intérieur va obéir à l’autorité du chef du gouvernement ? Les gouverneurs et les walis vont-ils exercer la politique du gouvernement sous contrôle de l’autorité du Premier ministre ? Ce sont des questions auxquelles il faudra répondre.
Par ailleurs, il y a des pans entiers qui échappent au gouvernement comme la défense nationale et les affaires étrangères, par exemple.
Toutes les questions de gestion des affaires publiques vont-elles dépendre du gouvernement ? Ce sont toutes ces questions qui vont nous indiquer si on se dirige vers une véritable monarchie parlementaire.
– Que deviennent dans ce cas les ministères de souveraineté ? Quid des Habous puisque le Roi est le Commandeur des croyants ?
Les ministères de souveraineté sont une hérésie. Dans un Etat moderne qui se respecte, la hiérarchie des ministres est clairement définie. Il y a d’abord le Premier ministre, les ministres d’Etat, les ministres, les secrétaires d’Etat et les sous-secrétaires d’Etat. Et c’est tout. Le ministère des affaires étrangères qui convoque les partis politiques pour leur expliquer la politique du Sahara ce n’est pas une pratique digne d’un Etat démocratique. Aujourd’hui, le wali est plus puissant qu’un ministre. Cela doit également disparaître. Dans le même sens, il conviendrait de créer un ministère des collectivités locales pour séparer la gestion des affaires territoriales de la dimension sécuritaire. Cela pour avoir un ministre redevable de comptes, loin de l’ombre sécuritaire.
Quant au ministère des habous, il devrait également disparaître pour se transformer en une «agence royale» qui dépend directement d’Amir Al Mouminine. Il y a dans ce ministère tout un espace qui n’a rien de religieux. Il gère un patrimoine immense.
– Il y a quelques semaines, un conseiller du Roi avait tenu une réunion de coordination sur l’habitat avec plusieurs ministres, et ce, en l’absence du Premier ministre. Doit-on s’attendre à ce que cette pratique relève du passé ?
Les conseillers du Roi doivent être invisibles. C’est un trait de leur mission. Un conseiller visible doit rendre des comptes et agir au nom du Roi en utilisant des canaux légaux d’exercice des pouvoirs royaux. Les conseillers doivent se réunir avec le Premier ministre si le Roi leur délègue cette compétence. Dans le cas contraire, ils doivent s’en tenir à leur mission de conseil auprès du Roi.
– Où, à votre avis, s’arrêteront les pouvoirs du Roi et où commenceront ceux du Premier ministre ? Quels seront les domaines qui continueront à faire partie des pouvoirs régaliens ?
Le gouvernement doit avoir la possibilité de faire son travail et le Roi celle d’agir quand l’intérêt de la nation l’exige, quand il s’agit de questions stratégiques. Le Roi doit réellement exercer un rôle d’arbitre. L’implication directe de la monarchie dans la gestion des affaires publiques n’est pas dans l’intérêt même de la monarchie.
Le Chef suprême des armées, c’est le Roi. Personne ne conteste ce rôle. Mais comme dans tous les pays présidentiels ou semi-présidentiels dans lesquels le président est chef des armées, la politique de la défense relève du gouvernement. Pour les affaires étrangères, le Roi accorde les accréditations des ambassadeurs, mais on ne peut pas exclure complètement le gouvernement des affaires étrangères même quand elles sont gérées par le Roi. Car, question à avoir en tête, qui va rendre des comptes quand on parle au nom du Maroc ? C’est le gouvernement qui doit assumer ses responsabilités.
– Qu’entend-on par le renforcement des pouvoirs du Parlement, qu’est-ce qui peut être fait ?
Le Parlement vote les lois, mais le domaine réglementaire relève généralement du gouvernement. Or, dans la pratique, c’est le domaine réglementaire qui est dominant, ce qui suppose un immense pouvoir pour le Premier ministre. Pour équilibrer les deux pouvoirs, il faut intégrer dans le domaine législatif un certain nombre d’aspects liés à la gestion des affaires publiques.
– Les justiciables pourront-ils invoquer les conventions et traités internationaux devant les tribunaux ?
C’est certain, les Marocains peuvent invoquer devant la justice les conventions internationales signées par le Maroc. Cela ouvre des perspectives immenses pour ce qui est des droits et des libertés. Mais ce n’est pas tout. Dans la Constitution marocaine, l’homme et la femme ont les mêmes droits politiques. Il suffit juste d’enlever le mot «politiques» pour faire une révolution. Cela revient par exemple à un grand bouleversement en matière d’héritage. Est-ce qu’on aura le courage de le faire ? C’est, certes, une question qui relève des mœurs et des traditions. Cela n’empêche pas qu’il faut être en avant par rapport à la société. Seul risque de cette primauté du droit international sur le droit interne, le Maroc va se mettre à opposer beaucoup de réserves aux conventions internationales qu’il va signer.
– La constitutionnalisation des instances en charge de bonne gouvernance impliquerait-elle l’élargissement de leurs pouvoirs ?
Ce sont des lois qui renforcent leur rôle qu’il nous faut. Je ne pense pas qu’on va constitutionnaliser toutes les instances de régulation. Elles sont une dizaine, les gens ne les connaissent même pas toutes. Il faut intégrer ces structures dans le domaine législatif. C’est ce qu’il faut faire si l’on veut avancer dans les classements internationaux au lieu de se contenter de contester ces classements. C’est grâce au renforcement des organes que nous serons mieux classés.
– Quel statut peut-on attendre objectivement pour la langue amazigh, une langue nationale ou une langue officielle ?
Il y a des gens qui s’opposent encore à la constitutionnalisation de la langue amazigh. C’est un héritage du panarabisme qui persiste. Il y a aussi des gens qui croient encore que l’unicité de la religion et de la langue sont un ciment de l’unité nationale. C’est d’autant plus faux que certains pays comme la Mauritanie, pour ne pas trop s’éloigner, a déclaré l’arabe comme langue officielle et le peul, le wolof et le soninké comme langues nationales. La langue de travail, elle, est le français.
Officialiser l’amazigh voudrait dire que chacun peut s’adresser à l’administration en amazigh. C’est difficilement applicable. Je ne pense pas qu’on puisse aller jusqu’à l’inscrire dans la Constitution en tant que langue officielle, il sera plus probablement langue nationale.
– Le Roi a promis le renforcement du rôle des acteurs politiques, cela suppose-t-il une démocratisation au forceps des partis ?
L’actuelle Constitution se réfère aux partis politiques comme étant des organisations qui concourent à l’encadrement des citoyens. Il faut aller au-delà du simple concours à l’encadrement. Il faut un statut spécial pour les partis politiques qui définisse leur mission dans la Constitution. Il faut également leur garantir une indépendance totale vis-à-vis de l’Etat. Ce dernier doit néanmoins continuer à contribuer au financement des campagnes électorales des partis. C’est un droit. Mais ce financement doit être fixé en fonction du nombre de sièges remportés aux élections.
- Quelles seront les conséquences du relèvement de la justice au rang du pouvoir constitutionnel ?
Est-ce que le fait de hisser la justice au rang de pouvoir constitutionnel et garantir son indépendance voudrait dire qu’elle ne sera plus une justice «retenue» ? Car dans l’état actuel, la justice est rendue au nom du Roi. C’est le Roi qui rend justice par délégation. La question reste posée. Mais le plus important dans cette promotion de la justice au rang de pouvoir indépendant, c’est qu’il n’y aura plus d’interférence de l’exécutif dans le pouvoir judiciaire. Il va falloir apporter beaucoup de changements. La Commission consultative peut se référer à l’arsenal déjà existant des propositions en la matière, présenté par les juristes et les membres des barreaux. Il faut écouter les avocats et les juges.
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