Pouvoirs
La fin d’une époque
Une interview de Hamid Barrada, journaliste, militant et compagnon de route de
plusieurs figures historiques de la gauche marocaine.
Le retrait de Abderrahmane Youssoufi, suivant la disparition de Fqih Basri, marque
la fin de l’époque «nationaliste».
Plus qu’un chef de parti, Abderrahmane Youssoufi a été un
homme d’Etat qui faisait passer l’intérêt du Maroc par
dessus tout.

Pour le grand public, Hamid Barrada est surtout connu comme journaliste. Rédacteur en chef de Jeune Afrique pendant une vingtaine d’années, actuellement directeur du département Maghreb / Orient à TV5, il est considéré comme un fin connaisseur du Maroc. Ses réseaux sont diversifiés et étendus, ses commentaires sont précis, ses informations recoupées et ses analyses toujours dignes d’intérêt.
Dans les années soixante et soixante-dix, Hamid Barrada a également été un militant de la gauche, compagnon de route de plusieurs grandes figures historiques, président de la fameuse UNEM, condamné à mort et donc témoin de l’action de la gauche et de l’UNFP-USFP au cours des 45 dernières années.
Dans cette interview comme dans ses discussions de tous les jours, il parle de «Abderrahmane» plus que de «Youssoufi». Il faut dire qu’il le connaît depuis près de 40 ans : leur première rencontre a eu lieu en mars 1964, à Alger ; après le procès du complot de juillet 1963, Abderrahmane Youssoufi, libéré, avait rejoint la capitale algérienne où se trouvaient plusieurs camarades, dont Hamid Barrada.
En décembre 1966, ce dernier s’installe à Paris où il rencontre souvent Me Youssoufi qui coordonne alors l’action des avocats de la partie civile dans le procès Ben Barka. C’est Hamid Barrada qui représentera l’UNFP à la réunion de la fameuse Tricontinentale, à la place de Mehdi Ben Barka . «Abderrahmane avait eu cette idée plutôt saugrenue. Il m’avait dit : un condamné à mort va remplacer un condamné à mort. En fait, j’avais bien compris que les principaux dirigeants du parti ne voulaient pas poursuivre l’action de Mehdi au sein de la Tricontinentale, la jugeant probablement aventureuse et se défaussaient sur un second couteau».
L’année 1966 amènera aussi d’importantes dissensions entre les dirigeants de l’extérieur, autour de l’action de Fqih Basri. La majorité d’entre eux (dont M. Youssoufi) soutenaient le Fqih qui «voulait continuer les aventures de 1963», relate Hamid Barrada. Pour sa part, ce dernier se range contre le Fqih, aux côtés de Moulay Abdeslam Jebli, Mohamed Ben Saïd et Abdelfattah Sabbata. «Nous avions estimé dès cette époque que l’action du Fqih était non seulement inefficace mais indéfendable moralement et politiquement», explique aujourd’hui Hamid Barrada. «C’est donc à cause – ou grâce – à Abderrahmane qui, dans un conflit précis, avait opté pour le Fqih, que je me suis éloigné de la politique active». Ils renoueront avec le temps et ils se reverront régulièrement, en particulier lorsque Me Youssoufi prépare l’alternance à partir de son exil cannois. En 2001, Hamid Barrada fait un film documentaire pour la télévision intitulé Il était une fois Abderrahmane Youssoufi.
C’est donc avec sa connaissance de l’homme et des événements mais aussi avec la distance et la précision du journaliste que Hamid Barrada a accepté de parler à nos lecteurs (au téléphone)de Abderrahmane Youssoufi.
Avez-vous été surpris par la décision de M. Youssoufi de se retirer de la vie politique ?
Hamid Barrada : Non, pas vraiment car je savais que l’USFP traversait une crise sans précédent et que cette crise prenait une tournure sordide dans laquelle le premier secrétaire ne pouvait pas faire grand-chose. C’est une bonne chose, telle a été ma première réaction lorsqu’on me l’a annoncé. Depuis les élections communales, que j’ai suivies de loin, j’ai constaté comme tout le monde une très grave détérioration du climat politique au sein de l’USFP. Début octobre dans l’avion me conduisant à Marrakech, je suis tombé en feuilletant Al Ittihad Al Ichtiraki, le quotidien du parti, sur des articles difficilement supportables qui font du tort à tous, à commencer par ceux qui les publient. Ensuite, j’ai découvert qu’ Al Ahdath al Maghribiya, le journal de l’autre bord, n’était pas en reste. J’ai pris conscience alors de l’ampleur des dégâts et je me disais, en pensant à Abderrahmane Youssoufi, que ce torrent de boue répandu dans la presse risquait de l’éclabousser et qu’en tout cas rien de tel ne correspondait ni à l’image, ni au rôle, ni à la stature historique du personnage. Bref, je ne voyais pas ce qu’il pouvait faire d’autre que se retirer.
Mais c’est le journal «Al Ahdath Al Maghribya» qui a commencé…
Peut-être, mais je crois qu’il faut de la morale en politique; une action morale est commandée par soi-même et non par ses adversaires, c’est un impératif catégorique. Comme disait Camus, un homme ça s’empêche. Ce n’est pas parce qu’un chien me mord, que je vais mordre le chien.
Donc, première réaction : c’est une bonne chose. Et après ?
Après réflexion, j’ai pensé que le retrait de Abderrahmane Youssoufi, suivant la disparition de Fqih Basri, marque décidément la fin d’une époque, disons l’époque nationaliste. Et puis, c’est aussi le Maroc de Hassan II qui nous quitte. La retraite de Youssoufi, c’est aussi quelque part la seconde mort de
Hassan II.
Je sais que certains ne manqueront pas de voir dans la démission du leader socialiste une manœuvre habile, comparable à son exil volontaire à Cannes en 1997. Je n’y crois pas un instant : ce n’est pas le genre de Abderrahmane et puis les situations ne sont point comparables. Seul point commun : hier comme aujourd’hui, la démission est prise contre son propre parti. En 1997, Abderrahmane s’était retiré pour protester contre la manipulation outrancière des élections (ce qui ne correspondait pas à l’esprit de l’accord passé avec le Palais) alors que les autres dirigeants du parti semblaient s’en accommoder…
Enfin, il ne faut pas oublier que Youssoufi, à son âge (79 ans), même s’il garde toute sa forme, reste égal à lui-même, avec toutes les qualités que chacun lui connaît : lucide, sérieux, travailleur, organisé, ponctuel, sachant écouter et mesurant ce qu’il dit…
Un mot encore sur la date. La démission de Abderrahmane Youssoufi coïncide avec l’anniversaire de l’enlèvement, voilà 38 ans, de Mehdi Ben Barka. Plus qu’un hasard, c’est probablement un choix réfléchi et délibéré. Avec Hassan II, Youssoufi pense que la politique est affaire de signes. Quel signe entend-il nous adresser en rendant son tablier ? Chacun répondra à sa manière. Pour ma part, je me demande s’il ne faut pas voir entre les deux événements -la disparition brutale de l’un et la retraite volontaire de l’autre – la sanction d’une égale impuissance devant l’adversité des hommes et la fatalité de l’Histoire…
La démission s’explique selon vous néanmoins par la crise qui déchire l’USFP…
Je vous répète que je n’ai pas suivi de près les dernières péripéties, en particulier tout ce qui a trait aux élections locales, mais je crois en savoir assez sur le passé immédiat et lointain ainsi que sur le fonctionnement du parti, pour avancer une opinion. Une chose me paraît sûre : la crise n’a jamais atteint ce degré de gravité. Vous savez, l’USFP a toujours été au bord du gouffre mais contrairement à l’Algérie, elle savait se ressaisir in extremis et éviter de faire un pas en avant. Mais je n’ai pas l’impression que l’on est encore dans ce cas de figure et que le réflexe salutaire de survie fonctionne toujours. Depuis les dernières élections, le parti est au bord du gouffre et glisse, glisse… En ce sens, en démissionnant, le premier secrétaire évite de suivre les siens dans cette voie…
Mais comment expliquer cette crise de l’USFP ?
Ce qui me frappe le plus, c’est que ce parti, dont le rôle est essentiel dans la vie politique marocaine, n’a paradoxalement pas épousé les changements qu’a connus le royaume et auxquels il n’a pas peu contribué. Le Maroc a changé, peu ou prou grâce aux socialistes, mais point les socialistes, pas leur parti. L’USFP, parti majeur au gouvernement, est resté tel qu’il était lorsqu’il était parti d’opposition, au temps de la lutte implacable.
En ce temps-là, c’est la répression qui sélectionnait les militants. Les plus loyaux, les plus courageux, les plus aptes demeurent ; les autres s’éparpillent ou se tiennent à l’écart. Aujourd’hui, l’USFP, parti électoral et gouvernemental, se trouve dans une situation totalement inédite: ceux qui viennent au parti ne risquent point les foudres du pouvoir ; ils cherchent plutôt à bénéficier de ses faveurs et bienfaits. Cette donnée qui tombe sous le sens aurait dû être relevée, étudiée avant d’être prise en compte dans l’organisation et le fonctionnement du parti. Celui-ci aurait alors évolué en intégrant les changements intervenus dans la société et la vie politique ; il aurait appris à s’ouvrir, à sélectionner les meilleurs, à recruter sur des critères de compétence, etc. On n’a rien vu de tel ; au contraire les nouveaux militants sont perçus comme autant de concurrents en puissance, des rivaux qui vont nous enlever le gâteau de la bouche. Résultat : l’USFP est devenue un agglomérat de fiefs, de clans et autres baronnies.
J’ajoute que la démocratisation du fonctionnement du parti paraît encore plus impérieuse dans la mesure où nous vivons dans une société de prédation et de butin. A ce sujet, il ne faut pas oublier tous les avantages immédiats et même à vie que confère par exemple la fonction de ministre…
Le problème s’est posé avec d’autant plus d’acuité que Abderrahmane n’est pas un homme d’organisation. Abderrahim Bouabid non plus, contrairement à Mehdi Ben Barka. Il ne s’occupait pas de l’appareil, ne choisissait pas les militants, ne se préoccupait pas outre mesure de leur formation.
Comme Abderrahim, Aberrahmane faisait avec. Il avait avec son parti des relations à la fois proches et lointaines, il le dirigeait mais sans se faire d’illusions. D’ailleurs, les décisions, les actions les plus importantes de ces dernières années (l’alternance, la constitution du gouvernement Jettou entre autres), Youssoufi les a prises pratiquement seul, dans le secret de sa conscience. Ce n’est pas un excès d’autoritarisme : il n’avait pas le choix car autrement les questions à traiter auraient été ensevelies dans les méandres de la confusion et de la démagogie.
Que va devenir l’USFP sans Youssoufi ?
C’est difficile à imaginer et je ne suis pas certain, les choses étant ce qu’elles sont, qu’elle puisse préserver sa cohésion. Mohamed Elyazghi, le numéro 2, semble contrôler l’appareil mais aura-t-il la hauteur de vue et l’envergure politique pour gagner le respect de tous ? En vérité, deux hypothèses passablement contrastées paraissent plausibles.
La première, favorable, verrait Mohamed Elyazghi succéder à Youssoufi dans une relative sérénité. C’est pour lui une victoire qu’il a longtemps caressée. Enfin, voilà Iznogoud calife à la place du calife. On lui prête des qualités dont l’endurance. Il incarne parfaitement le slogan inoxydable du parti : «samidoune, samidoune ( nous perséverons…)» ; il poursuivrait dans la bonne voie en laissant faire le travail de réflexion et de réorganisation qui n’a pas été fait jusqu’à présent ; bref, l’USFP limiterait donc les dégâts et continuerait à être le grand parti de gauche dont le Maroc a besoin.
La seconde hypothèse, moins optimiste : les clans continueraient à dominer et à se faire la guerre avec, à la clé, une énième scission. Une telle scission serait plus dangereuse que les précédentes parce que, cette fois-ci, elle ne serait pas cantonnée dans les marges et toucherait le cœur de l’USFP, ce noyau dur qui a bon an mal an assuré la continuité du parti. La gauche à son tour aura alors succombé à ces vieux démons du Maroc que sont la tendance à la dispersion et à l’éparpillement.
Quelles sont les conséquences sur le Maroc du retrait du premier secrétaire de l’USFP ?
C’est assurément la fin d’une époque, et j’entends déjà des jeunes incurablement atteints de jeunisme se réjouir : enfin du sang neuf ! Il faut dire ici que le problème n’est pas tant que les anciens cèdent la place aux jeunes mais que ces derniers soient aptes à l’occuper et d’ailleurs quand ils le sont, ils l’occupent, voilà tout… Cela dit, je ne pense pas à l’effacement de Youssoufi sans une certaine inquiétude pour la bonne raison qu’il occupait jusqu’à présent une place centrale dans la vie politique comme un repère rassurant, un irremplaçable facteur de sagesse. Il prenait souvent sur lui pour jouer les garde-fous et pour nous empêcher de commettre des bêtises. Il ne faut pas l’oublier, l’alternance n’était pas évidente. C’est grâce à son abnégation et son sens de l’intérêt national que ce pacte voulu par Hassan II a été conclu afin d’assurer une transition monarchique paisible et féconde. La formation du gouvernement de Driss Jettou, on le sait peut-être moins, doit beaucoup à Youssoufi. Bien entendu, cette équipe a vu le jour à l’initiative du Souverain, mais les socialistes n’y auraient probablement pas siégé sans le savoir-faire et l’abnégation de leur leader.
L’épisode n’est pas banal et mérite d’être médité : c’est Youssoufi, première victime du choix de Jettou, qui aide le même à former son gouvernement et avoir une majorité au Parlement. Certes cette attitude n’était pas uniquement dictée par la générosité et comportait une bonne dose d’habileté : Youssoufi savait que le nouveau gouvernement avait plus de chances de mettre en pratique les réformes que son propre gouvernement avait initiées et il entendait en tirer bénéfice. De plus, il épargnait à son parti les risques d’une opposition régressive c’est-à-dire qui le ramènerait au chômage politique ou, pire, aux errements mortels du passé (Fqih Basri n’était pas mort… ).
Quel Premier ministre a-t-il été ?
Un Premier ministre de transition. Il a pratiquement créé la fonction qui n’existait que sur le papier. Il n’a accepté de le devenir que lorsqu’il a obtenu que la Constitution accorde des prérogatives au Premier ministre, désormais responsable à la fois devant le Roi et devant le Parlement. Il a ensuite innové en présentant son programme puis un bilan devant les deux Chambres, jetant ainsi les prémices d’une démocratie constitutionnelle avec un Parlement de plein exercice.
Quant à ses limites, ce sont les mêmes que celles de son parti et là encore il faisait avec. N’oublions pas que les hommes et les femmes sur lesquels il devait compter avaient été tenus longtemps éloignés des affaires de l’Etat et de la politique réelle et qu’en somme, leur expérience était à faire, était devant eux…
Enfin, Abderrahmane Youssoufi, Premier ministre, n’a pas toujours bénéficié de l’appui de tous.
Et ses relations avec Hassan II? A la fin, on avait l’impression d’une complicité, en tout cas d’un respect réciproque…
Avant l’alternance, les deux hommes ne se connaissaient guère. Autant que je sache, ils ne s’étaient rencontrés qu’une seule fois : au lendemain des émeutes de 1965, lorsque Hassan II avait reçu à Ifrane une délégation de l’UNFP pour l’inviter à entrer au gouvernement. Et nul ne sait ( Abderrahmane est une tombe…) s’ils ont eu le moindre tête-à-tête avant la constitution du gouvernement d’alternance. C’est dire…
S’agissant des rapports avec Hassan II, il faut sans doute les dater pour avoir quelque chance de les saisir. Car ils changent sensiblement selon les périodes. Pour simplifier, on peut en distinguer trois. En premier lieu, le Abderrahmane de l’exil (1965 – 1980) avait été un adversaire catégorique et intraitable ; ses positions publiques étaient en général exprimées avec courtoisie, en excellent diplomate qu’il est, mais son hostilité au régime de Hassan II était sans faille.
La deuxième période commence lorsque Abderrahmane Youssoufi succède à Abderrahim Bouabid à la tête de l’USFP en 1992. L’homme change, parce que la situation a changé. Il se conduit en chef de parti responsable et cherche un compromis avec le Palais sans abandonner ses convictions ni son principal objectif : la démocratisation du régime. Au milieu des années 90, au cours d’un déjeuner à Paris, il me confie : «Si nous réussissons à introduire au Maroc les idées de la Révolution française sans faire de révolution, nous n’aurons pas démérité». Dans son esprit, les idées de la Révolution française, c’est le suffrage universel, l’institution parlementaire, le respect des élections, bref la monarchie constitutionnelle équilibrée et réelle, c’est-à-dire où la Constitution joue un rôle aussi important que la monarchie. Avec rigueur et habileté, il va relancer la Koutla et renforcer l’alliance avec l’Istiqlal de M’Hamed Boucetta, créant ainsi en face de Hassan II une force politique capable de lui tenir tête et par conséquent de traiter avec lui. On peut inclure dans cette période la bouderie tactique de Cannes (lui, emploie avec humour le mot «grève»). Cette période se termine par la conclusion d’un compromis historique, le gouvernement d’alternance.
La troisième période c’est le gouvernement Youssoufi jusqu’à la disparition de Hassan II. S’il est vrai que les hommes se connaissent mieux dans le travail, on peut penser que le Roi et le chef socialiste ont eu alors l’occasion de se connaître vraiment. Et, tout l’indique, de s’apprécier. Il faut évoquer ici un moment fort sur lequel Abderrahmane est revenu souvent en public ou en privé : son accident de santé. Il était hospitalisé à Avicennes à Rabat et le Roi lui avait rendu visite et tenait à le faire savoir. Visiblement, Hassan II craignait que son Premier ministre disparût avant lui. Ce qui aurait mis par terre l’édifice institutionnel et politique qu’il avait minutieusement construit pour l’après-Hassan II. J’ai l’impression que cette péripétie précise, comme la fréquentation de près de Hassan II, ont amené Abderrahmane Youssoufi à réviser son jugement et sur le monarque et sur la monarchie.
Et puisque l’on est dans les spéculations, je me demande même si la nouvelle attitude de Abderrahmane ne comportait pas quelque sentiment de culpabilité. Il devait peut-être s’interroger sur le bien-fondé des choix opérés par le Mouvement national et la gauche dans les années soixante et qui continuent à façonner la vie politique marocaine à ce jour… J’imagine que Abderrahmane Youssoufi qui est un honnête homme devait, après un entretien avec le Roi, se poser des questions du genre : est-ce que nous avions raison d’adopter l’attitude que nous avions adoptée ?…
Je voudrais sur ce point citer un mot de Abdelaziz Alami, banquier et poète : «Hassan II et Youssoufi sont tous les deux des hommes de foi. Mais leur foi ne porte pas sur le même objet : Hassan II avait foi en l’Etat et Abderrahmane Youssoufi en les Marocains. Le premier a doté le Maroc d’un Etat et le second a rassemblé les Marocains autour de l’idée de démocratie. Leur rencontre était fatale : une fois que la maison de l’un (l’Etat) fût construite, il fallait bien que les hommes rassemblés par l’autre aillent l’ habiter…».
J’apporte également ce témoignage personnel : en 2001, au moment où je travaillais sur le documentaire Il était une fois Abderrahmane Youssoufi, je lui avais montré la première mouture à Rabat. Il y avait Najib Gouïaa, le producteur du film, ainsi qu’une journaliste américaine, Marvin How. A l’issue du visionnage, Abderrahmane était surpris, serein, ironique, et comment dire ? enjoué. Je ne l’avais jamais vu sous ce jour. Pendant le dîner qui a suivi, je l’ai taquiné : «Ton problème, ton drame en politique, c’est que tu es seul !» Il esquive : «J’ ai toujours été contre l’exercice solitaire du pouvoir.» – «Je n’ai pas dit le contraire, tu es condamné à l’exercice consensuel du pouvoir parce que tu es seul. Tu es seul, tu n’a ni parti, ni famille, ni tribu, ni clan, ni mafia, ni réseaux, ni amis…» Il réfléchit puis comme s’il se parlait à lui- même: «C’est quoi un ami politique ? quelqu’un à qui on peut confier un secret, n’est-ce pas ? Or tous mes amis politiques sont morts physiologiquement ou politiquement: Abderrahim, Mehdi, Abdallah Ibrahim, Mahjoub, Fqih…». Il ne cite aucun des hommes qui l’entourent aujourd’hui : ni Elyazghi, ni Radi, ni Lahlimi, ni Oualalou, ni aucun autre. Je reviens à la charge : «Mais tu n’as pas cité l’ami politique le plus important et qui, lui, t’aurait beaucoup aidé aujourd’hui…». Il en convient volontiers: «Oui tu as raison, c’est celui qui me manque le plus.» La consoeur américaine qui suivait attentivement notre conversation était intriguée : Mais de qui vous parlez ? «Hassan II, répond Abderrahmane Youssoufi.»
Qui est finalement Abderrahmane Youssoufi ?
J’avais essayé de répondre à cette question en travaillant sur le film «Il était une fois…» Et la réponse de Abdelaziz Alami m’a séduit et je l’ai reprise dans le titre. Je crois que Abderrahmane est un saint laïc, un homme qui n’obéit qu’à sa conscience.
En Algérie, Mohamed Boudiaf était de cette race. Ce n’est pas par hasard qu’il fût assassiné.
