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Pouvoirs

L’ inertie de l’Etat laisse le champ libre aux «fatwas» sauvages

Un avis émis récemment dans le quotidien «Attajdid» condamne
la location de bà¢timents aux banques.
Pour le Conseil des oulémas, s’estimant seul habilité à  produire des fatwas,
il s’agit d’un simple avis qui n’engage que son auteur.
La polémique repose la problématique des insuffisances dont souffre le Conseil
des oulémas.

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Alors que le Conseil des oulémas a choisi de prendre son temps pour se prononcer sur les produits bancaires islamiques (appelés officiellement «produits alternatifs»), Ahmed Raà¯ssouni, lui, ne prend pas de gants. Tout a commencé vendredi 9 novembre. Dans la rubrique «Religion et vie» du quotidien du Mouvement unicité et réforme (MUR), Attajdid, un lecteur expose ses soucis. Approché par une grande banque de la place, il s’est vu proposer de louer son local à  20 000 DH par mois, avec en prime un supplément de 800 000 DH en guise de «pas-de-porte». Le propriétaire hésite, la banque pratiquant, à  ses yeux, le riba (usure). Mais là  n’est pas le plus étonnant. Le alem interrogé confirme ses craintes. Il lui déconseille fermement d’accepter la transaction, sauf si la banque utilise les locaux pour un travail licite (sic !), et va jusqu’à  lui suggérer de vendre son local pour éviter de devenir comptable, après la mort, des péchés de ses locataires éventuels… Dans le Maroc du XXIe siècle, l’échange choque, d’autant plus que le conseiller, Ahmed Raà¯ssouni, n’est pas un inconnu. Il n’en a pas fallu davantage pour que, depuis Jeddah o๠il est installé, l’ex-président du MUR suscite un début de polémique. Cette dernière restera-t-elle cantonnée aux colonnes des journaux ?

Une chose est sûre, à  l’heure o๠nous mettions sous presse, mercredi 14, ni le MUR, ni le PJD n’avaient réagi à  l’événement. Idem du côté des autorités concernées qui ne semblaient pas s’intéresser à  l’affaire outre mesure. «M. Raà¯ssouni n’est pas habilité à  faire ou donner des fatwas, cela relève du Haut conseil des oulémas. En dehors de cette institution, il s’agit d’opinions particulières qu’on ne discute pas, qu’on ne commente pas», explique ce haut cadre du ministère des Habous et des affaires islamiques, qui définit de telles interventions formulées en dehors du conseil, comme des raisonnements particuliers, voire des avis, sans teneur scientifique ou légale, émis dans le cadre de la liberté d’expression.

Au Conseil des oulémas, l’on tiendra un discours similaire. «M. Raà¯ssouni ne fait pas partie de l’instance scientifique du Conseil des oulémas, seule instance au Maroc habilitée à  produire les fatwas. Si, parmi les oulémas, quelqu’un veut dire quelque chose, c’est son affaire, mais cela reste un simple avis, et non pas une fatwa», confirme de son côté Mohamed Yessef, secrétaire général du Conseil supérieur des oulémas, qui estime que l’affaire n’a pas à  être montée en épingle, ni les oulémas opposés les uns aux autres.

Message politique ou excès de rigorisme théorico-théologique ?
Dans le langage officiel, l’intervention de Ahmed Raà¯ssouni ne constitue pas une fatwa. Toutefois, étant donné le poids du personnage et la médiatisation de la décision, l’acte qui condamne publiquement aussi bien les banques que leur clientèle n’est pas à  prendre à  la légère : dans un pays en plein essor économique, son application est-elle tout simplement concevable? En mai 2003, le concerné lui-même avait déclaré encourager la mise en place de banques islamiques tout en précisant qu’il n’était pas possible de «nourrir l’ambition de voir les banques classiques mettre fin à  leurs activités»… A moins que l’objectif du message ne soit tout autre.
Coà¯ncidence non négligeable, le thème de cette fatwa qui ne dit pas son nom, rappelle celui abordé à  l’occasion de la sixième session du Conseil supérieur des oulémas. Organisée les 23 et 24 octobre dernier, la rencontre, qui avait porté sur les produits bancaires dits halal, s’était soldée par un report de la fatwa – officielle, celle-là  – attendue dans ce domaine, et qui ne devrait très probablement voir le jour qu’en mars, à  l’occasion de la prochaine session. L’intervention de Ahmed Raà¯ssouni était-elle une critique indirecte au Conseil des oulémas ?

Mis en difficulté au lendemain du scandale causé par la publication, quatre jours avant les attentats du 16 Mai, d’un entretien dans lequel il avait déclaré à  notre confrère Aujourd’hui le Maroc que le Souverain, «vu sa formation, ne peut pas assumer la prérogative de la fatwa», Ahmed Raà¯ssouni a alors démissionné de son poste à  la tête du MUR, avant d’aller s’installer en Arabie Saoudite. Pour le politologue Mohamed Darif, il n’est pas exclu que son long séjour dans ce pays dominé par la doctrine hanbalite et l’influence wahhabite ait rendu ses positions encore plus radicales. «Nous n’allons pas dire qu’il s’agit là  d’une fatwa politique, mais, en ce qui le concerne, il essaye de jouer le rôle du alem à  qui il importe peu d’être souple ou d’avoir une lecture éclairée de l’islam. L’essentiel, pour lui, c’est de veiller au respect des dispositions de la charia, mais à  travers les textes religieux», explique M. Darif.

Avec la mondialisation, la demande de garanties religieuses se renforce
Un problème qui repose, justement, la question de la gestion de la fatwa au Maroc. Définie comme un avis d’expert dans le domaine de la religion, la fatwa est une institution qui fait partie intégrante de la tradition musulmane, par définition proche de la notion de débat. «Une fatwa, en général, est un point de vue. Souvent, c’est un ijtihad dans le domaine du fiqh par un alem en matière de religion. Elle est par définition fondée sur une série de bases et de textes», explique Mustapha Bouhandi, professeur de religions comparées à  la faculté des lettres et sciences humaines de Ben M’Sick. «Les fatwas sont des points de vue qui acceptent la réponse, l’erreur, la critique et la référence à  d’autres rites sur le même thème. Elles ne sont pas sacrées», insiste-t-il.

Sacrées ou pas, leur forte influence aura rendu nécessaire la révision de leur statut au lendemain des attentats du 16 Mai, notamment via la publication du dahir du 22 avril 2004 portant réorganisation des Conseils des oulémas. A partir de la publication de ce nouveau texte, l’institution de la fatwa au Maroc dépend désormais d’une seule entité : l’instance scientifique du Conseil supérieur des oulémas qui est «habilitée à  émettre les consultations religieuses (fatwas) faisant connaà®tre les règles de la charia islamique applicables aux questions d’ordre général». Toutefois, si l’appellation «fatwa» semble désormais contrôlée, la production des instances officielles apparaà®t aujourd’hui insuffisante face à  une société marocaine en pleine transformation, notamment sous l’influence de la mondialisation, et qui cherche à  retrouver ses valeurs dans un contexte o๠les règles du jeu sont en mutation constante. Ainsi, des demandes de garanties religieuses concernant les activités économiques sont formulées depuis des décennies, mais elles étaient limitées par la nature de l’économie marocaine, plus dépendante de l’Etat et plus fermée. Elles se sont multipliées avec l’arrivée des questionnements éthiques provoqués par la mondialisation. «Plus le système monétaire va pénétrer la société en profondeur, plus la revendication identitaire va s’affirmer, plus les gens vont intégrer le système bancaire, le système monétaire, le système de mondialisation, et plus ils voudront donner du sens à  ce qu’ils font par rapport à  leurs croyances, à  leur culture», explique un chercheur.

Face à  cette situation, et malgré ses avantages, la production officielle, qui manque fortement de réactivité comparée à  la concurrence locale et internationale, a bien du mal à  suivre la demande. Une situation d’autant plus difficile à  comprendre que d’autres pays musulmans, comme la Malaisie ou l’Indonésie, ont pu faire ces mutations depuis longtemps dans des domaines comme celui des banques ou des assurances certifiées islamiques. Et pour certains, le retard du Maroc en la matière ne peut pas s’expliquer par l’existence de spécificités socioculturelles. Trois ans après sa rationalisation dans le cadre du Conseil des oulémas, la fatwa marocaine nécessite-t-elle une nouvelle révision ?