Pouvoirs
Figure de proue du nationalisme, Abdallah Ibrahim n’est plus
Il était l’un des rares signataires encore vivants du Manifeste de l’Indépendance.
Deux fois ministre avant 1960,
il a aussi été le premier socialiste à diriger un gouvernement
marocain.
Affaibli par les scissions politiques,
il est néanmoins resté à la tête de l’UNFP.
Une autre figure de proue du nationalisme marocain s’est éteinte. Abdellah Ibrahim, l’un des rares survivants signataires du Manifeste de l’indépendance du 11 janvier 1944 – on peut compter parmi eux Abou Bakr Kadiri et Malika El Fassi – a rendu l’âme le 11 septembre à plus de 87 ans. Des millions de Marocains ne le connaissaient même pas, moins encore son parcours politique, celui d’un homme qui fut le premier socialiste à diriger un gouvernement marocain. Ingratitude ? ignorance politique ? Il faut avouer, à la décharge de ceux qui n’ont jamais ou très peu entendu parler de Abdallah Ibrahim avant sa mort, que l’homme était discret, chiche de déclarations, un retraité malgré lui de la scène politique, bien qu’il restât jusqu’à sa mort secrétaire général inamovible de l’Union nationale des forces populaires (UNFP).
De Abdellah Ibrahim, ses compatriotes n’ont pu qu’apercevoir sur leur écran de télé, en janvier 2005, un homme dont l’esprit est resté lucide dans un corps ravagé par la maladie. Abdallah Ibrahim venait, sous les feux des projecteurs, de recevoir à son domicile une délégation envoyée par Mohammed VI pour lui remettre l’insigne décoration du Ouissam alaouite. Ultime reconnaissance d’un homme avant qu’il ne trépasse ? Elle n’était pas la première. En 1998, c’est vers ce même domicile avant tout autre lieu que se hâta Abderrahman Youssoufi pour annoncer la nouvelle de sa nomination à la primature par le Roi Hassan II, comme pour écouter les conseils du premier socialiste à avoir dirigé un gouvernement marocain. Tout comme François Mitterrand, élu à l’Elysée en mai 1981, était allé frapper à la porte de Mendès France…
Abdallah Ibrahim ne fut pas qu’un homme politique. C’était aussi un intellectuel et un académicien. De formation traditionnelle, puisqu’il fit ses premières classes à l’université Ben Youssef de Marrakech, sa ville de prédilection, il était aussi un érudit ouvert sur le monde. En atteste sa profonde connaissance de la philosophie allemande, celle de Hegel et de Karl Marx, qui transparaà®t dans ses écrits politiques et littéraires. N’a t-il pas pris son envol vers Paris, la Ville lumière, pour s’inscrire à la Sorbonne, en 1946, et se frotter au bouillonnement intellectuel qui agitait le Quartier latin au lendemain de la Seconde guerre mondiale ? Et, comme délégué de l’Istiqlal, il parvint même à tisser des relations avec d’éminents intellectuels comme André Breton, Louis Aragon, Jean-Paul Sartre et André Gide. Notre jeune était déjà , avant sa venue en France, un militant nationaliste aguerri, qui apposa sa signature sur le Manifeste du 11 janvier 1944, et qui avait séjouné à plusieurs reprises dans les prisons coloniales. Un combat au demeurant fructueux, qui avait trempé la personnalité de celui qui allait devenir un acteur important de la scène politique marocaine après l’Indépendance : Abdallah Ibrahim a en effet été ministre de l’Information (en 1955), du Travail et des affaires sociales (en octobre 1956), dans les deux premiers gouvernements présidés par Lahbil Bekkaà¯.
Il fut à l’origine du premier plan quinquennal du Maroc indépendant
Homme politique, intellectuel, Abdallah Ibrahim était aussi un syndicaliste invétéré. Fondateur, aux côtés de Mahjoub Ben Seddik, de l’Union marocaine du travail (UMT), il ne ratait aucune festivité du 1er mai, fête du Travail. Mais c’est en tant que chef de l’exécutif que Abdallah Ibrahim laissa sa marque, bien que l’expérience tourna court et ne dura pas plus de 16 mois.
L’une de ses réalisations fut le premier plan quinquennal dans l’histoire d’un gouvernement marocain, un plan qui voulait mettre un terme à l’hégémonie et à la tutelle françaises sur le Maroc indépendant. L’ambitieux projet tomba à l’eau avec la destitution de son gouvernement en mai 1960. La France, dit-on, ayant participé activement à ce «coup d’Etat».
L’autre acquis, non moins audacieux, à mettre à l’actif du gouvernement de Abdallah Ibrahim qui avait nargué les autorités françaises, fut l’affranchissement du Maroc de la zone franc, et la création, le 17 octobre 1959, du dirham. Encore que l’empreinte de Abderrahim Bouabid, ministre de l’Economie et des Finances, dans cette mesure, était patente. Tout comme dans la création de la CDG, de la BMCE ou encore de la BNDE. Mais l’histoire a retenu aussi quelques revers du passage au gouvernement de cet homme droit et intègre : l’interdiction du parti communiste marocain (PCM) en était un, qu’on ne lui a jamais pardonné.
Il faut dire que Abdallah Ibrahim était un homme foncièrement démocrate, qui abhorrait la confrontation. Dès le deuxième congrès de l’UNFP, réuni en 1962, il prit ses distances avec l’aile radicale du parti, désormais contrôlée par Mehdi Ben Barka, abderrahman Youssoufi ou encore Fkih Basri. Il assistera, passif, à la scission opérée par Bouabid, en 1972, et à la création de l’USFP, en 1975, qui sonneront le glas de sa carrière politique. Il se tourna alors vers ses étudiants, se consacra à son travail académique et à ses recherches, snobant les avatars de la politique, hormis l’UNFP moribonde aux destinées de laquelle il a présidé jusqu’à sa mort.
