Pouvoirs
Enfants «harragas», un phénomène de plus en plus alarmant
Des familles démunies se ruinent pour payer à leurs enfants le passage en «patera».
Ils sont encouragés par la législation internationale qui rend
difficile leur rapatriement avant l’âge de 18 ans.
Délocaliser les centres d’accueil au Maroc ? Le débat est
ouvert.

«Tout le monde rêve d’aller en Espagne, aussi bien les grands que les petits. Dans mon quartier, il y a un enfant qui est parti à l’âge de 12 ans. Là-bas, ils l’ont mis dans une école, lui ont établi les papiers. Lorsqu’il est revenu, nous avons été ensemble et il nous a un peu raconté comment il vivait en Espagne. Il travaille à Madrid avec un homme qui le traite très bien». Ces paroles ont été recueillies auprès d’un enfant marocain qui ne rêve que d’une chose : émigrer en Europe. Les enfants harragas? Le phénomène prend de l’ampleur au point d’inquiéter les ONG. L’Unicef, la Junta de Andalucia, la Fondation catalane Jaume Bofill et l’association Atadamoun en ont même fait un rapport, intitulé «Nouveau visage de la migration : les mineurs non accompagnés», présenté au public le 2 mars dernier à Rabat.
Au passage, les ONG en question ont exprimé leurs réserves face au projet maroco-espagnol de «délocalisation» au Maroc de l’encadrement des mineurs clandestins marocains appréhendés sur le territoire espagnol. Motif : le projet, qui devrait démarrer dès cette année, avec la mise en place de centres financés par l’Espagne à Nador et Beni Mellal, risque de ne pas prendre suffisamment en compte l’intérêt supérieur des mineurs. Dans les faits, les abus, déjà fréquents envers ces jeunes des deux côtés de la frontière, font craindre une systématisation des refoulements abusifs de ceux que l’on surnomme dans le jargon juridique les «mineurs non accompagnés».
Pourtant, il y a urgence. Bien que le phénomène, de par sa nature, soit difficile à quantifier, le hrig des mineurs apparaît comme une nouvelle mutation du phénomène migratoire dans le monde.
Enfants des rues en Espagne, mais pas à l’origine au Maroc
Qui sont ces jeunes ? Pourquoi tentent-ils une aventure aussi dangereuse ? Visant à l’origine des destinations telles que la France ou la Belgique, ces jeunes, souvent des adolescents âgés de 15 à 16 ans, ont été, à partir de la fin des années 90, de plus en plus nombreux à choisir l’Espagne ou l’Italie. «C’est en 1999 que sont apparus en Catalogne les premiers jeunes garçons venus tout seuls du Maroc», explique Marta Comas, coordinatrice générale de l’équipe de recherche-action de la Fondation Jaume Bofill, en Catalogne. «Ils dormaient dans la rue. Tout le monde s’est inquiété parce qu’en Espagne, cela faisait longtemps que l’on n’avait pas vu d’enfants dans la rue». Ironie du sort, il s’avérera que les véritables enfants des rues au Maroc sont moins nombreux que les autres à tenter la traversée. Les enfants marocains dans les rues d’Espagne, eux, ont bel et bien un foyer dans leur pays d’origine. En fait, révèle l’étude, qui se fonde sur des entretiens effectués avec des parents de 37 d’entre eux, il s’agit souvent d’adolescents appartenant à des familles d’origine rurale, vivant dans les quartiers périphériques des grandes métropoles ou les zones rurales les plus pauvres du Maroc. Quelques-uns parmi eux sont venus d’aussi loin que Beni Mellal ou Marrakech.
L’étude révélera aussi que la plupart d’entre eux appartiennent à des familles nombreuses : 20 familles sur 37 ont plus de trois enfants, 15 en ont plus de 7. Elles sont souvent très pauvres, l’écrasante majorité (33 familles sur 37) touchant moins de 2 000 DH par mois. D’autres problèmes viennent s’ajouter aux difficultés économiques : divorce des parents, violence familiale, absence de l’un des parents ou son second mariage, autant de difficultés qui pousseront ces jeunes à quitter les bancs de l’école, parfois pour exercer des petits métiers, comme celui d’apprenti, d’autres fois, simplement pour attendre l’occasion de «brûler».
Autorisés à travaillerà partir de 16 ans
Dans un tel contexte, face à une émigration de plus en plus perçue comme une forme de promotion sociale, il n’est pas rare que les familles ferment les yeux sur les projets de leurs enfants. Après tout, ne bénéficient-ils pas, pour tenter l’aventure, de facilités, alors que leurs aînés ont de plus en plus de mal à émigrer ? Cet accord tacite peut toutefois se muer en acte explicite, notamment dans les campagnes, où l’on a vu des familles emprunter ou vendre du bétail pour payer les 5 000 à 15 000 DH nécessaires pour la traversée en patera – une fortune quand on pense à leur revenu moyen. Les réseaux familiaux et de quartier s’activent : les petits frères des émigrants qui ont réussi sont déjà sur la liste d’attente. Une fois à l’étranger, on retrouvera les habitants des mêmes quartiers au Maroc dans les mêmes villes en Espagne, comme dans ce bidonville à Madrid, «Boadilla del Monte» où, dès 1998, il s’avère qu’il n’est quasiment habité que par des Rifains, hommes, et membres de la tribu des Beni Ouriaghel.
Mais ce n’est pas tout : l’information circule, et vite. «Ils sont au courant, chaque fois qu’il y a un changement au niveau de la législation», explique Marta Comas. «Ils connaissent très bien les systèmes, les politiques, ils savent aussi ce qui se passe quand on commet un délit, quels sont les centres de justice juvénile, ils connaissent même les noms des centres. […] Ils savent par exemple qu’il y en a, où, s’ils se comportent bien, ils ont la chance de décrocher des papiers rapidement, et c’est une information qui circule déjà dans certains quartiers de Tanger». Du coup, la connaissance des rouages de la législation sur l’immigration chez ces jeunes est telle que certains, une fois arrivés en Espagne, n’hésitent pas à aller voir les gendarmes pour se faire conduire au centre d’accueil local. Plus encore, certaines «communautés» sont particulièrement prisées par ces jeunes émigrants en raison de la disponibilité du travail (Andalousie), de la présence de proches (Madrid) ou de la qualité des services sociaux (Catalogne)…
Expulser systématiquement ou pas ? Une question sans réponse
Il faut reconnaître que la loi constitue un atout non négligeable pour ces jeunes migrants puisque ces derniers sont relativement protégés par rapport aux adultes, du moins jusqu’à l’âge de 18 ans. Ils doivent donc séjourner dans des centres pour mineurs, qui en Espagne dépendent des «Communautés», et ne peuvent être ramenés au Maroc que si le retour est dans leur intérêt, conformément au mémorandum co-signé par le Maroc et l’Espagne le 8 décembre 2003 à Marrakech. Autorisés à travailler à partir de l’âge de 16 ans, leur principale difficulté, sur le plan légal, sera d’obtenir un contrat de travail à l’âge de 18 ans, sans quoi ils seront expulsés.
Face à l’afflux croissant de clandestins mineurs de plus en plus jeunes, on se plaint du côté espagnol de la surpopulation des centres d’accueil, qui doivent aussi encadrer les jeunes Espagnols en difficulté. Dans cette perspective, on peut comprendre la décision espagnole de financer une série de centres spécialement destinés à ces jeunes harragas, qui seraient gérés par des ONG au Maroc même.
C’est là, cependant, que commence vraiment le débat. Faut-il commencer à expulser systématiquement les jeunes harragas vers le Maroc ? Il est vrai qu’une telle mesure permettrait de mettre le hola à l’instrumentalisation des mineurs par leurs familles, souvent au péril de leur vie. «Les enfants, que ce soit des drogués qui ont perdu le contact avec leurs familles depuis longtemps, ou qu’ils soient issus de familles nombreuses, peuvent être délaissés par leurs familles. Cependant, dès que nous les revalorisons, que l’on commence à avoir des résultats, leurs familles cherchent à les faire émigrer», s’insurge Mounira Bouzid El Alami, présidente de l’association Darna. Une situation difficile pour les enfants lorsqu’ils se retrouvent à grandir dans ces centres, en Espagne, dans un environnement nouveau. «Quand j’entre chez des enfants, qui sont très bien traités, et que je leur parle en arabe, ils fondent en larmes», explique Mme Bouzid El Alami à propos des petits Marocains dans les centres d’accueil espagnols, «Pourquoi ? Parce que quand ils sont là-bas, bien sûr, on les accueille, mais ils sont privés complètement de leurs racines et de leurs familles. Ils ne peuvent pas revenir. S’ils reviennent, il faut qu’ils trouvent de l’argent pour repartir. Donc on construit un apprentissage sur une bombe affective», ajoute-t-elle. Et d’insister : «J’ai discuté avec eux : leur grosse envie, c’est évidemment de trouver cet accompagnement, de formation et de prise en charge. Mais ils auraient bien voulu rester dans leur pays. Sauf que cet accompagnement, ils ne l’ont pas au Maroc».
D’un autre côté, s’inquiètent certains, une telle mesure peut servir à justifier des expulsions contraires à l’intérêt des mineurs, et donc de la loi. Des craintes d’autant plus fondées que même dans la situation actuelle, malgré les règlements, il n’est pas rare que les mineurs marocains soient expulsés d’Espagne sans regard pour la procédure, voire qu’ils fassent l’objet de mauvais traitements des deux côtés du détroit de Gibraltar. Contrairement aux déclarations du ministère de l’Intérieur, dont l’un des cadres à la division des Emigrations, contacté par La Vie éco, affirme que «les expulsions se font dans le respect de l’intérêt des mineurs». Certes, rien n’empêche une collaboration entre autorités locales, gouvernementales et les ONG pour un meilleur encadrement de ces jeunes, mais une autre question se pose : faut-il réserver ces centres exclusivement aux adolescents renvoyés d’Espagne ? Une telle mesure pourrait être perçue comme une récompense pour ces derniers, une autre manière de perpétuer l’idée, très répandue chez nous, que l’émigration peut être source de promotion sociale, prévient l’anthropologue Mercedes Jiménez Àlvarez.
Ainsi, le casse-tête de l’émigration des mineurs reste entier, et semble ne pouvoir être résolu que via une stratégie globale allant du suivi de la formation de ces jeunes – quitte à mettre en place une brigade des mineurs pour rediriger les enfants vers l’école ou l’institution appropriée, suggère Mounira Bouzid Al Alami – à l’encadrement socio-professionnel, en passant par le développement économique local
Créer des centres d’accueil au Maroc n’est pas la solution
La Vie éco : De plus en plus de mineurs marocains émigrent vers l’Espagne en patera. A quand remonte ce phénomène ?
Mercedes Jiménez Alvarez : Jusqu’à la fin de l’année 2002, les mineurs ont essentiellement émigré comme mousses sur des bateaux ou cachés sous des camions – à l’exception de ceux qui se rendaient de Tarfaya aux Iles Canaries et qui avaient recours aux barques. Depuis janvier 2003, on a assisté à une augmentation du nombre de mineurs arrivant en patera sur les côtes andalouses. […] Quand ils sont renvoyés, sans aucune sorte de garantie, les mineurs originaires des zones du sud (Région de Kelaat Sraghna, Beni Mellal) ont recours à des solutions moins coûteuses. Il arrive alors que ces derniers se dirigent vers Tanger, ville à partir de laquelle ils essaieront de traverser cachés sous un camion ou un autobus. Du coup, bien qu’en Espagne on note une diminution du nombre de mineurs marocains accueillis dans les centres de protection, la réalité est que ces derniers, revenus à la frontière, restent dans l’antichambre d’une migration doublement dangereuse. Nous avons là les conséquences d’une politique migratoire centrée sur le contrôle des frontières et non sur la gestion des migrations.
Vous évoquez la mise en place d’une « politique sociale intégrale» pour lutter contre l’émigration des mineurs marocains. Que voulez-vous dire par là ?
Au Maroc, cette nouvelle réalité migratoire repose sur trois causes structurelles : d’une part, il y a la situation d’exclusion sociale dans laquelle se trouve la majorité des mineurs migrants. Une grande partie de leurs familles ont déjà vécu une migration interne, de la campagne à la ville. Cet exode rural, motivé par la demande de main-d’œuvre dans les zones industrielles et l’absence d’une politique publique de gestion du territoire, a généré des quartiers périphériques où la population est marginalisée. La division internationale du travail a transformé l’économie marocaine en destination de la délocalisation industrielle, fondée sur la baisse des coûts de production due au recours à une main-d’œuvre à coût social réduit, essentiellement féminine. Chez beaucoup de familles interrogées, il s’est avéré que ce sont les femmes qui soutiennent économiquement le reste des membres. Ces processus entraînent une crise des modèles traditionnels de la famille et se répercutent directement sur elles et sur les enfants, qui peuvent rester sans protection s’il n’y a personne pour s’occuper d’eux. Le Maroc ne dispose pas d’une politique sociale publique qui corresponde à ces changements sociaux.
Autre élément central dans cette nouvelle migration : la situation du système de protection de l’enfance au Maroc et ses pratiques sociales. Il est vrai que des changements importants ont eu lieu ces dernières années, comme la réforme du système éducatif et la promulgation de nouvelles lois pour améliorer la protection de l’enfance. […] Cependant, tant que ces changements légaux ne sont pas accompagnés d’une réforme des pratiques sociales, ils ne serviront pas à grand-chose. […]
Enfin, il faut prendre en compte la force de l’imaginaire collectif migratoire. L’émigration constitue un référent social au Maroc et fait partie de l’imaginaire social. Pour la majorité de la population, émigrer est une forme de promotion. Parmi les jeunes, cette option s’est normalisée en tant que perspective d’avenir. Une politique sociale intégrale devrait analyser ces problèmes structurels et prévoir des actions pour prévenir ces situations, engageant diverses administrations et entités, dédiant une partie du revenu de l’Etat à cette politique et pariant sur la formation de professionnels dans ce domaine.
Faut-il alors délocaliser les structures d’accueil pour mineurs clandestins vers le Maroc ?
Créer ces centres au Maroc ne constitue pas du tout une solution. Il est plutôt nécessaire de parier sur un système de protection de l’enfance qui ait un impact sur les causes structurelles précitées. Ce n’est qu’en travaillant à partir de la prévention de cette migration précoce, avec des instruments de protection, que l’on respectera les droits de ces mineurs.
Ces projets sont des modes d’intervention obsolètes et des structures éducatives déjà caduques. On ne prête attention à ces mineurs que lorsque ces derniers ont déjà émigré une fois : ce n’est que lorsqu’ils deviennent «visibles» en Espagne qu’ils le deviennent au Maroc, alors que c’est durant les années précédant l’émigration que se forgent ces causes structurelles qui la conditionnent. Avec ce système absurde de centres, on consacre la migration comme une forme de promotion sociale,
ce qui est contradictoire
H.F.-A.
Mercedes Jiménez Àlvarez Anthropologue
La porte ouverte à tous les abus
Qui a dit que se rendre en Espagne relevait de la sinécure ? Les jeunes «harragas» ont beau être au courant des derniers amendements de la loi espagnole, leur voyage sera tout sauf facile. Ainsi, les jeunes filles, beaucoup moins nombreuses que les garçons, font souvent l’objet de harcèlement sexuel quand elles ne tombent pas tout simplement entre les mains de réseaux de prostitution. Pourtant, les jeunes garçons ne sont pas plus à l’abri pour autant. Entre les bandes spécialisées dans l’enlèvement des clandestins – contre rançons payées à partir du Maroc – et le non-respect des règlements par les agents d’autorité des deux côtés du détroit, ces adolescents ne pouront pas toujours compter sur la loi. Dans un rapport publié par la Fédération SOS Racisme en 2005, il est fait état de refoulements aux frontières de mineurs sur un pied d’égalité avec les clandestins adultes, particulièrement dans les villes de Ceuta et Melilla. Selon le même document, d’autres jeunes, notamment à Madrid, se sont vu arrêter et expulser du pays, alors qu’ils étaient déjà pris en charge par un centre d’accueil dépendant des autorités locales. Pire encore, ces arrestations avaient lieu en pleine nuit, les enfants étant tirés du lit pour être emmenés à l’aéroport.
Le traitement de ces jeunes s’aggrave au moment du retour au Maroc puisque le même rapport fait état de mauvais traitements infligés par les agents d’autorité marocains : coups, gifles, insultes et humiliations relèvent de l’ordinaire. Dans ce contexte, il n’y a donc rien de bien étonnant à ce que l’idée de renvoyer ces enfants dans leur pays d’origine suscite un malaise au sein des sociétés civiles marocaine et espagnole
Mineurs clandestins : une tendance mondiale ?
LeMaroc est-il le seul pays dans cette situation ? Pas de panique, on est encore bien loin des 22 055 mineurs non accompagnés refoulés du territoire américain vers le Mexique au cours de la seule année 2005.
Pourtant il n’y a pas là de quoi se réjouir: il est indéniable que la majorité des mineurs étrangers accueillis dans les centres espagnols sont des Marocains. Estimés à environ 2 000, nos jeunes compatriotes y sont donc largement plus nombreux que les autres Maghrébins ou Subsahariens.
Et ce n’est pas faute de mesures de la part des gouvernements marocain et espagnol. Ainsi, à la suite de l’arrivée, durant les seuls mois de septembre et octobre 2003, de 49 mineurs dans trois pateras, le plus jeune âgé seulement de 13 ans, le procureur général de l’Etat espagnol avait répliqué par l’instruction 3/2003, par laquelle il autorisait le renvoi, en 48 heures, des mineurs âgés de plus de 16 ans. Trois mois plus tard, le Maroc et l’Espagne signaient, le 24 décembre 2003, à Madrid, un mémorandum permettant le rapatriement des mineurs marocains d’Espagne vers le Maroc.
«Au cours des premiers mois de l’année 2004, on a commencé à appliquer le mémorandum», raconte Mercedes Jiménez Alvarez. «Il apparaît alors que le nombre de mineurs immigrants accueillis dans les centres de protection commence à diminuer. En Andalousie, région frontalière, entre janvier et juin 2004,
390 mineurs ont été accueillis, contre 1 410 l’année précédente durant la même période».
Pourtant, Mme Jiménez Alvarez, qui effectue un travail de terrain à Tanger l’été suivant, constate une détérioration de la situation de ces mineurs car bien trop souvent, leur refoulement ne fait que renforcer leur volonté d’émigrer.
