SUIVEZ-NOUS

Pouvoirs

Driss Benzekri : entre l’inquisition et l’amnésie, il y a la mémoire

Il n’y a pas que la réparation pécuniaire qui soit importante, la possibilité donnée aux personnes d’exprimer enfin leur souffrance est également capitale.
Les neuf mois impartis à l’IER seront suffisants pour traiter tous les dossiers, selon le président de l’Instance.

Publié le

rub 5361

La Vie éco : D’abord, cette question de temps limité pour l’IER. Est-ce suffisant pour mener à bien les chantiers ouverts ?
Driss Benzekri : A mon sens, le temps imparti pour la commission est suffisant. Je le crois et je pense que tous les membres sont déterminés à faire le nécessaire pour tenir les délais. Il faut bien comprendre que notre rôle, sur beaucoup d’aspects, est de lancer des dynamiques, ce n’est pas à nous de trancher. Tous les projets de réformes que nous allons proposer feront partie d’un processus qui va être enclenché. C’est le cas de la réforme du Conseil constitutionnel des droits de l’Homme. Ça va être un plus, peut-être un apport.
Sur l’étude historique, il ne s’agit pas d’une réécriture, mais plutôt d’une reconstitution de notre histoire dans le domaine de la démocratisation et des libertés. Ce sont là des questions sur lesquelles on ne peut pas avoir des vérités absolues, on va lancer le débat sur la question. Il y a eu fonctionnement ou dysfonctionnement de l’Etat démocratique moderne en phase de construction entre 1956 et 1960 ; il y a eu des dérapages. Pourquoi ? On veut expliquer l’enjeu de mettre en place un dispositif pour comprendre ce qui s’est passé en matière de droits de l’homme, mais on sait que notre apport se limitera à mettre en place des outils de travail.

Dans quelle mesure l’IER a-t-elle capitalisé le travail accompli par les autres diverses instances dans le passé ?
Ce qui est à noter ici, c’est qu’un travail important a été fait entre 1988 et 1998. Nous avons déjà beaucoup de matière, une ébauche de méthodologie… On devait rassurer les protagonistes, communiquer clairement parce que l’Etat ne l’a pas fait clairement. Il y a eu une reconnaissance de la responsabilité, mais il l’a fait d’une façon quasiment honteuse et plus ou moins gênée. Et puis aussi, sur la question de la vérité, sur certains cas, par exemple, de disparus, il y a eu plus de 500 à 600 cas d’anciens disparus. Certains étant décédés ou ayant vécu des situations extrêmes. Mais on n’a jamais parlé de ça, on n’a jamais expliqué, parce que ça a un rapport aussi avec le fonctionnement de l’Etat… D’autre part, dans le cas du Maroc, on a également une caractéristique importante : il ne s’agit pas pour cette commission de faire un travail inquisitorial… Il s’agit d’aller vers une priorité importante qui est la réconciliation.

Avant de parler du volet «réconciliation», commençons par l’aspect «équité». Comment évaluer le dommage ? Comment réparer, sur quels critères, quelles modalités ?
La méthodologie que nous mettons au point se fonde d’abord sur des normes importantes qu’il faut rappeler. Le principe de réparation, qui englobe à la fois l’indemnisation, mais aussi la reconnaissance du préjudice, le rétablissement de la dignité des gens, des formes commémoratives de célébration de la personne pour accompagner les victimes, pour les aider à faire leur deuil par les différentes formes de réparation. Ce concept de réparation part de l’idée que les abus en matière de droits de l’homme, quand ils sont commis par un Etat, que ce soit par négligence ou par omission, la reconnaissance de ces abus par un Etat qui se respecte, touche en quelque sorte l’ensemble de la société. Cela doit, en principe, interpeller toute la communauté des citoyens d’une société donnée; et de ce fait, elle doit amener l’Etat à faire preuve d’une certaine compassion et d’empathie envers toute la société.

Cette compassion s’exprime d’abord en termes d’argent… Le contribuable lambda est tout à fait en droit de dire : moi je n’ai rien fait, pourquoi on va me faire payer pour des préjudices que d’autres ont commis ?
La question fondamentale reste de déterminer à partir de quels fonds on peut indemniser. Il y a des expériences, là aussi, à travers le monde qui peuvent fournir des pistes de réflexion. Souvent, l’Etat crée un fonds, qu’il laisse parfois ouvert à des donateurs ou à des apports externes, soit en nature, soit en espèces.
Si on accepte le principe que, pour aller vers la démocratie, il faut que l’Etat assume ses responsabilités. Il sait que, dorénavant, tout abus aura un prix et c’est la société qui va le juger s’il se laisse aller à ce genre d’excès…

Vous parlez de réconciliation. Réconcilier qui avec qui. Quelles garanties pour dire : «plus jamais ça» ?
Les ingrédients et les composantes essentielles de la réconciliation ce sont d’abord des explications franches, ce qu’on appelle la vérité. Dire ce qui s’est réellement passé sur des bases objectives claires. Deuxième aspect important, c’est celui de l’équité et de la justice. Ce qu’on appelle la justice restaurative. La possibilité pour les victimes, pour les personnes qui se considèrent comme des victimes, d’avoir un moment pour s’exprimer, pour extérioriser leurs souffrances, leur peine ; et en tout cas d’avoir le sentiment d’être écoutés, pour une fois. C’est un préalable en quelque sorte à la catharsis et donc un début de constitution de la réconciliation avec soi-même et avec les autres.
Pour moi, la réconciliation commence déjà quand les gens viennent à vous, discutent et parlent.

Comment répondre à ceux qui vous reprochent d’être tellement obnubilés par le passé que vous n’êtes pas suffisamment attentifs à ce qui se passe dans le présent ?
De par sa nature, une commission de vérité regarde un peu dans le rétroviseur pour déterminer la période sur laquelle elle intervient, pour avoir la distance nécessaire du point de vue philosophique et méthodologique. Mais, bien entendu, nous sommes bien impliqués dans le présent et notre finalité ce n’est pas le passé, c’est le futur. Nous avons un regard sur le rétroviseur, parce que nous voulons aller de l’avant. C’est vrai que nous sommes concernés, mais ce qu’il faut peut-être aborder, c’est que toutes ces contestations que nous entendons depuis quelque temps, avec ces nouvelles formes d’opposition un peu primaire sont un indicateur de l’élargissement du champ des libertés. On n’a jamais autant critiqué, débattu, remis en cause – parfois de façon un peu simpliste, parfois excessive – et l’une de ces idées fausses que, personnellement, je condamne et contre laquelle je m’élève, c’est de dire qu’il y a résurgence du passé et que rien n’a changé.
On ne peut certainement pas dire que, du jour au lendemain, il n’y aura plus d’abus, ni de dérapages et de violations. Ce qu’il faut, c’est mettre en place des mécanismes huilés, qui marchent de façon normale, et que s’il y a abus, il y a justice et donc établissement de l’ordre et du droit. La machine n’est pas suffisamment rodée, mais je pense que les institutions sont là.
Ce qui s’est passé récemment, à mon avis, ce sont des petites violations, des petites bavures, qui sont naturellement condamnables, mais qui n’ont rien à voir, de par leur nature, leur ampleur, avec des violations graves. Qu’est-ce que des violations graves? C’est une politique systématique de répression ou de gestion de la société par la force et la contrainte illégale. C’est arrivé auparavant ; mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, ce n’est plus possible.

«Qu’est-ce que des violations graves des droits de l’Homme ? C’est une politique systématique de répression ou de gestion de la société par la force et la contrainte illégale. C’est arrivé auparavant ; mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, ce n’est plus possible.»

Driss Benzekri
Président de l’IER
La réconciliation commence déjà quand les gens viennent à vous, discutent et parlent.

Com’ese

Previous Next