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150 000 livres religieux importés chaque année ! Faut-il s’en inquiéter ?

Si leur contenu politique est plutôt faible, la crainte des autorités est de voir véhiculé un discours chiite ou wahabiste. La demande concerne surtout les compilations de résumés. 90% sont vendus dans les lieux publics. Le Conseil des Oulémas tire la sonnette d’alarme.

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«Pour un dirham seulement, les portes du Paradis et les voies impénétrables de Dieu s’ouvrent devant vous. Et même ici-bas, vous aurez la quiétude de l’âme, la sérénité et l’équilibre de l’esprit».

Trop beau pour être vrai ! Salah, l’air sérieux -mais le regard vide quand même- et la voix feutrée, débite machinalement cette litanie, après avoir déposé sur les genoux des passagers d’un bus le fameux sésame.

Censé protéger son porteur, Al Hisn Al Hassine (La citadelle imprenable) est un petit livret de 8X5 cm contenant des prières et des adhkar à réciter à différentes heures de la journée (au matin, avant de sortir de chez soi, au coucher du soleil, avant de se coucher…) et que les passagers du bus s’arrachent en raison de ses vertus protectrices, mais aussi pour son prix modique.

Comment quelqu’un comme Salah, vendeur ambulant de son état, peut-il garantir à ses clients le Paradis à la condition qu’ils achètent le petit livret ? Salah assure qu’il n’est qu’un simple revendeur et n’est ni salafiste ni chiite. Pire, il n’est pas pratiquant. Salah est un commerçant, certes vendeur de rêves, mais commerçant avant tout. «Je préfère gagner ma vie ainsi, au lieu de voler. C’est un métier comme un autre, qui ne nécessite pas un grand capital, et la marchandise s’écoule assez vite», assure-t-il. Son fournisseur ? Une grande librairie spécialisée de la médina de Rabat.

Le phénomène n’a rien d’exceptionnel : la plupart des petits livres religieux en circulation au Maroc, généralement de petits résumés de livres ou de traités religieux ou philosophiques, proviennent des librairies du quartier des Habous, à Casablanca (Dar Thaqafa, Dar Errachad…). Ces dernières les importent essentiellement du Liban, d’Egypte, de Syrie et d’Arabie Saoudite, sous le contrôle étroit des ministères de la communication et de la culture.

Il existe aussi une production locale. Pour cette dernière, l’édition est de qualité médiocre par rapport aux ouvrages importés du Liban, que l’on reconnaît généralement à leur reliure. Selon Mustapha Amajdad, responsable du service des publications étrangères au ministère de la communication, le Maroc importe annuellement entre 150 000 et 200 000 livres ou livrets à caractère religieux, un chiffre moyen par rapport à la totalité des livres importés, mais surtout par rapport au nombre d’habitants.

Toutefois, sur le marché, «ce genre de livres vient en deuxième position, en termes de quantités vendues, après les manuels scolaires, et représenterait 30 % des ventes d’ouvrages dans le pays», indique un connaisseur du domaine.

Des prix qui varient de 1 à 50 DH
Comment expliquer un tel succès dans un pays où la lecture est loin d’être le sport national ? Pour répondre à cette question, il faut au préalable tenter d’établir une typologie de cette littérature.

Arborant des titres comme Tafssir Al Ahlam (interprétation des rêves), La tahzane (ne t’attriste pas), Rijaloun hawla Arrassoul (des hommes autour du Prophète), Douaa Assafar (la prière du voyageur), Zawjaattes Arrassoul (les épouses du Prophète) ou Ahwal Al Qobour (les tourments des tombes), l’éventail des livres va du Coran aux livres d’exégèse et aux biographies en passant par les recueils de hadiths, les livres philosophiques ou de conseils pour la pratique religieuse. Les livres historiques, de manière générale (apparition et genèse de l’islam, avant et après la mort du Prophète), sont également très prisés.

«La demande concerne plutôt les petits livrets, en raison du niveau intellectuel assez bas ou moyen du lectorat, et la logique commerciale s’adapte tout naturellement à l’offre et à la demande» affirme notre connaisseur. «Bien entendu, la logique économique vient en premier, et le besoin religieux ensuite, confirme le politologue Mohamed Darif.

C’est essentiellement un gagne-pain, un commerce qui obéit à la logique du marché. C’est pourquoi 90% de ces livres se vendent dans les lieux publics (mosquées, marchés, grandes artères, bus, souks…) pour un prix allant de 1 DH à 50 DH, pour le plus cher», ajoute-il. Le chiffre d’affaires connaît des pics à l’occasion du Ramadan, mois de ferveur religieuse et de recueillement par excellence, mais aussi pendant les vacances d’été, à l’occasion du retour des MRE.

Côté lecteurs, l’éventail est assez large : ouvriers, artisans, employés, il s’agit globalement de citoyens ordinaires des deux sexes et de différentes tranches d’âge. «Le lectorat se compose de personnes qui ont besoin d’un discours religieux inexistant dans les mosquées ou d’informations spécifiques, résumées et concentrées, y compris pour les non-pratiquants», affirme Hassan Bouyekhef, rédacteur en chef du quotidien Attajdid.

Bien entendu, les titres évoluent en fonction des profils : si les jeunes, surtout les femmes, préfèrent des titres comme Le voile, La mixité ou La cigarette, les personnes peu instruites et les analphabètes se rabattent, pour leur part, sur les CD qui traitent des mêmes sujets et sont encore plus accessibles parce que moins chers, ludiques, mais surtout parce qu’ils s’adressent plus à l’affect qu’à un esprit rationnel.

Subversion chiite ?
Dans quelle mesure ces ouvrages influent-ils sur la pensée et les comportements des Marocains ? Avec la montée du radicalisme religieux, il n’est pas étonnant que leur diffusion à une aussi grande échelle inquiète théologiens, sécuritaires et citoyens modérés. En outre, aujourd’hui, certains se disent particulièrement préoccupés de voir le chiisme se répandre au Maroc grâce à ce genre de livres.

«Des livres de courants très diversifiés et se référant à un rite parfois différent voire opposé à celui du Maroc sunnite, notamment des livres chiites, sont en vente libre au Maroc», confirme ainsi le prédicateur Abdelbari Zemzami. De son côté, Abdallah Guedira, président du Conseil des oulémas de Rabat, en théologue consciencieux, tire la sonnette d’alarme quant aux dangers que représenteraient de telles publications pour la «pureté de la foi» des Marocains.

«Le Maroc est sunnite depuis treize siècles, selon le courant d’Abou Moussa Al Achaari et le rite soufi de l’Imam Abulqassim Al Jounaid dont la doctrine se fonde sur le Coran, la Sunna et “Imarat Al Mouminine»(la commanderie des croyants). Il est de notre devoir de trouver les moyens de toucher les esprits et les cœurs des Marocains pour les immuniser contre ces publications et ces prédicateurs que nous éprouvons du mal à contrôler et qui pénètrent jusque dans nos foyers à travers les chaînes satellitaires», explique-t-il. Abdelbari Zemzami semble partager les mêmes craintes que Abdallah Guedira.

«Le chiisme est dangereux pour le Maroc, assène-t-il. Ce qui est regrettable, c’est que, de plus en plus de jeunes Marocains sympathisent et soutiennent activement l’Iran, quand il a raison et même quand il a tort. Le modèle de la «Révolution islamique» semble les séduire.

Le danger vient plutôt des CD…
Pourtant, cette inquiétude ne semble pas partagée par tous. Les politologues Mohamed Darif et Mostafa Khalfi s’inscrivent en faux par rapport aux affirmations des deux oulémas qui voient se tramer des complots contre le courant sunnite et le rite malékite choisis par le Maroc depuis des siècles.

«Il n’y a pas de discours politique direct», temporise M. Darif, tandis que M. Khalfi réfute «la thèse de l’existence de réseaux organisés de distribution de ces livres avec un objectif précis». Toutefois, les deux s’accordent à dire que ces livres véhiculent un message porteur d’un modèle de société précis, donc foncièrement politique. Et c’est là que le bât blesse.

«Plus le niveau d’instruction du lecteur est bas, plus sa vulnérabilité par rapport à tout discours extrémiste est importante. Certains prédicateurs radicaux, essentiellement du Yémen et d’Arabie Saoudite, et parfois aussi du Maroc, fustigent les modèles de société adoptés par les pays musulmans en s’adressant à des jeunes en proie à l’oisiveté, à l’exclusion ou en quête du martyre. Jusqu’à présent, les groupes islamistes n’ont pas encore la capacité d’écrire des ouvrages, ils continuent à déverser leur messages vindicatifs à travers des CD», affirme M. Zemzami.

Ce genre de livres ou de CD incite à la haine, certes, et peut mener à l’extrémisme en raison de la radicalité des messages véhiculés (haram de manger avec tel, haram de serrer la main à tel, haram de faire du commerce avec tel…).

Toutefois, si l’impact de cette littérature est plus ou moins important dans le domaine doctrinal et comportemental, le contenu politique proprement dit reste relativement faible dans la mesure où la théorie islamique du pouvoir n’est pas très évoluée et se fonde essentiellement sur le concept de «Imarat Al Mouminine», qui date de quinze siècles. Un pays comme l’Iran, par exemple, qui a opéré une révolution islamique, n’a pas innové mais opté pour le modèle démocratique moderne (partis politiques, élections, Parlement…).

Comment les autorités réagissent-elle face à ce genre de publications potentiellement subversives ? La majorité des personnes interrogées affirment que les autorités exercent un contrôle étroit et régulier sur ce secteur. Sur le plan légal, l’importation, l’entrée, la distribution, le colportage et la vente sur le territoire marocain de ce genre de livres sont régis par le Code de la presse et de l’édition de 2003, qui soumet l’exercice de ces activités à l’autorisation préalable des autorités locales du lieu du domicile et sanctionne pénalement la diffusion d’ouvrages faisant l’apologie du meurtre, entre autres..

Mais il ne suffit pas de s’abstenir de l’appel du meurtre pour être blanchi. Hormis l’obstacle légal, plusieurs niveaux de surveillance existent. Ainsi, la commission des publications et des livres relevant du ministère de la communication contrôle tous les livres importés, y compris religieux, en apposant un visa sur toute publication, selon un barème et une liste préétablie.

«Le ministère de la culture organise et contrôle pour sa part le plus grand marché annuel du livre au Maroc, le Salon International du livre de Casablanca», affirme M. Bouyekhlef. Dans la pratique, c’est une équipe de 4 fonctionnaires, le service des publications étrangères du ministère de la communication, qui a pour mission d’assurer une veille pour l’accès au marché marocain de tous les livres édités a l’étranger.

Cette cellule de veille se charge de lire, «souvent entre les lignes», avant d’autoriser tel ou tel nouveau titre a être distribué sur le marche local. Dans certains cas, cette cellule recourt aux services des experts du ministère des habous et des affaires islamiques pour trancher par rapport à un ou plusieurs titres, surtout lorsqu’il est question de la doctrine chiite.

Un contrôle à différents niveaux
«Le ministère des habous et des affaires islamiques ne joue, quant à lui, qu’un rôle très limité et peu efficace dans ce sens» déplore M. Zemzami. M. Guédira regrette quant à lui que «le Conseil des oulémas n’ait qu’un rôle de sensibilisation et d’éducation à travers tous les espaces et supports disponibles (mosquées, zaouias, institutions scolaires, maisons de jeunes)».

Par ailleurs, un contrôle discret est opéré par les services de sécurité, essentiellement par les éléments de la DAG du ministère de l’intérieur, dans tous les points de vente, surtout sur la voie publique et certains «points noirs».

«Parmi les personnes qui s’arrêtent devant mon étalage, certaines s’attardent beaucoup plus que d’ordinaire et scrutent minutieusement tous les titres exposés. D’autres, y compris des femmes voilées, examinent la rangée de CD», reconnaît Saïd, vendeur ambulant à Rabat. Avec beaucoup de méfiance, il semble insinuer que parmi ces personnes se cacheraient forcément des éléments chargés de contrôler ce genre de publications.

«Avant le 11 Septembre,il n’ y avait pas de problème avec les salafistes wahabites, parce que les autorités les instrumentalisaient contre les islamistes et contenaient le discours chiite dans des proportions raisonnables et contrôlables», indique Mohamed Darif. Aujourd’hui, la situation a changé.

Une donnée confirmée du côté du ministère de la communication, où l’on reconnaît que le contrôle de cette littérature s’est renforcé après le 11-Septembre et le 16-Mai. Toutefois, «des livres continuent de circuler sous le manteau», assure ce fin connaisseur du domaine. Des livres chiites ? «Rarement», rétorque-t-il.