Mehdi Qotbi, calligraphe conteur

Mehdi Qotbi, c’est une enfance de privations et la certitude que quelque chose allait surgir,
qui transformerait une existence dénuée de signification. A force de certitude, ce «quelque chose», accompagné d’une volonté opiniâtre et d’une passion pour l’art, allait effectivement
transformer son destin. Récit d’une naissance par la peinture.
Avec sa mise juvénile, de chemisette et de jeans composée, Mehdi Qotbi se détache du parterre de notables venus, dûment cravatés, s’extasier devant les prouesses vocales de Demsiriya, en cette deuxième soirée du Festival Timitar d’Agadir. S’il se montre peu soucieux des apparences vestimentaires, l’artiste ne manque pas d’attirer l’attention par son exubérance, sa gouaille et son infinie bougeotte. Cette énergie débordante est tempérée par un regard doux, aimant, constamment émerveillé. Il y a de l’enfance vivace là-dessous.
Il dit tout faire «par amour, pour rendre ce que la vie lui a donné»
Mehdi Qotbi est souvent sollicité pour une intercession, une intervention ou une faveur. Il se fait un devoir de s’en acquitter avec un zèle inouï. Et à chaque fois que son entremise aboutit, il en éprouve de la joie. Il dit faire tout par amour. Une expression qu’il répète à satiété, comme pour éluder toute question trop intime. Pourquoi met-il avec tant d’ardeur son entregent au service de gens qu’il connaît parfois à peine? «Pour être aimé et pour rendre ce que la vie m’a donné». Ce qu’il n’espérait pas lui a été remis en don. Et c’est pour s’en montrer digne qu’il offre à son tour.
Il s’agit donc d’un besoin impérieux, qui vient de très loin. Plus précisément de cette enfance dont Mehdi rechigne à arpenter le territoire, tant celui-ci était escarpé, brumeux, inhospitalier. Des parents qui se séparent cruellement, le sentiment d’abandon qui s’ensuit, l’ordinaire fait de vaches maigres, les privations, les frustrations, le vague à l’âme… Ce destin affligeant, l’enfant Qotbi le rejetait de toute la force de son désespoir. Pour le conjurer, il attendait que quelque chose advînt. Il ne savait pas trop quoi. Il était persuadé qu’un événement allait jaillir, qui transformerait du tout au tout son existence dénuée de signification.
L’artiste voulait d’abord embrasser la carrière militaire
Assigné à l’école, il affichait son incompatibilité d’humeur avec le
moule quelle impose. Pendant que ses camarades mettaient à rude épreuve leurs méninges dans les solutions de problèmes arithmétiques, lui rêvassait, à l’instar de l’écolier de Jacques Prévert. Un jour, il regarda des soldats défiler. Leur uniforme le fascina tant et si bien qu’il résolut de devenir un militaire. Encore fallait-il se faire ouvrir les portes du métier. Usant d’un aplomb stupéfiant de la part d’un marmot de douze ans, il fit irruption dans la maison de Mahjoubi Aherdane, alors ministre de la Défense, pour solliciter son soutien. Eberlué d’abord, le ministre finit par lui donner satisfaction.
Et voilà Mehdi désertant sa galère pour les rigueurs du lycée militaire de Kénitra. Rétif à toute discipline, il ne se montra pas particulièrement doué. De guerre lasse, il fit le mur et mit les voiles. Non sans bénéfice. Au lycée militaire, il trompait son ennui par le dessin, pour lequel il s’était découvert un talent certain. «Après avoir quitté le lycée militaire sur un coup de tête, je n’ai pas osé rejoindre ma famille, parce que mon père, sévère comme tous les pères de cette époque, m’inspirait une grande crainte». Qotbi se retrouva, du coup, sans feu ni lieu. Il subsistait grâce à des boulots aussi incertains que chiches : apprenti-coiffeur, journaliste stagiaire au Petit marocain, puis bon à tout faire dans une famille bourgeoise.
Le peintre Jillali Gharbaoui lui met le pied à l’étrier
De son malheur, l’adolescent – il a à peine dix-sept ans – se console par une nouvelle passion : la peinture. Incorrigible, tenace, le cœur en marmelade, qu’il recolle comme il peut avec des lambeaux d’espoir, il s’arcboute à son désir de renaître, différent de soi-même, et de soumettre la capricieuse fortune à sa ferme volonté. C’est par l’art que viendra son salut. Il en est intimement convaincu. La rencontre avec Jillali Gharbaoui scellera son nouveau destin. Le peintre, alors au firmament, est séduit par les toiles de Mehdi Qotbi, il réussit à lui en faire écouler une paire, et l’encourage à persévérer dans la vie picturale.
Mehdi, sans pour autant renoncer à son art, est obsédé par un rêve, celui de vivre sous des climats plus cléments. Par le plus pur des hasards, son rêve se trouve exaucé. Alors qu’il rend visite à ses anciens bourgeois employeurs, il fait la connaissance de l’ambassadeur d’Italie. Le lendemain, il se pointe à son bureau pour lui faire part de son vœu d’effectuer des études de Beaux-Arts à Rome. Las! Mehdi Qotbi n’a pas son bac. On ne peut donner suite à sa demande. Pour autant, il ne désarme pas et continue de frapper à toutes les portes possibles et imaginables. Un secrétaire d’Etat à l’Intérieur, rencontré chez les Aherdane, lui fait obtenir son passeport. Quelques jours plus tard, il franchit la frontière, avec comme seuls viatiques quelques francs âprement récoltés et l’idée obstinée de rompre les amarres avec son pays natal.
«J’avais envie de rompre avec le passé. Mais peut-on oublier ses origines ? Peut-on renier sa culture sans se renier soi-même ? En 1971, j’ai obtenu mon diplôme des Beaux-Arts, où je fus le plus jeune candidat en France. Mon professeur avait bien saisi la situation dans laquelle je me trouvais, et il me répétait qu’un arbre ne saurait vivre sans ses racines, il m’encourageait à être moi-même». Le discours du professeur fit son effet. Mehdi se retrempa dans les sources vives de sa culture native pour capter une essence délicate : la calligraphie. Ecriture de caractère sacré, celle-ci assume une fonction à la fois religieuse, symbolique et esthétique. Elle est un art, une source de valeurs et d’émotions. On a écrit à propos de la peinture de Qotbi qu’elle est un conte. A travers la lettre répétée jusqu’à l’extase, le peintre révèle le Maroc et son ciel paraphé, au petit matin, de zébrures et d’arabesques.
Qotbi, un arbre aux doubles racines
Il est des arbres, en Californie, qui recréent des racines adventives au bout de leurs branches, pour disparaître à quelques mètres de leur tronc, comme s’ils s’ancraient une nouvelle fois dans leur terre d’origine. Il était jadis des écrivains qui, même s’ils choisissaient de vivre ailleurs, comme un Tourgueniev ou un Scott Fitzgerald, ou s’ils ne le choisissaient pas vraiment, comme un Nabokov ou un Danilo Kis, restaient au fond d’eux-mêmes indéracinables. Indéracinés. Mehdi Qotbi appartient à cette race. Indéraciné ou plutôt enraciné dans deux terreaux : le Maroc et la France. «Le plus important pour moi est que mes deux pays s’aiment comme je les aime. Le Maroc m’a donné vie, mais la France m’a donné deux filles et surtout permis de relever la tête». Au mitan des années quatre-vingt, les deux pays étaient en froid. Mehdi Qotbi en était ulcéré. Il voulait mettre fin à ce désamour affligeant. Usant de sa notoriété parmi les cercles politiques et intellectuels, il y contribua largement.
Il ne s’arrêta pas en si bon chemin. En 1991, il fonda le Cercle d’amitié franco-marocain auquel il assigna la haute mission de resserrer les liens entre la France et le Maroc. Les fruits surpassèrent la promesse des fleurs. Auréolé de cette réussite exceptionnelle, il créa, en 2001, le «Trait d’union Maroc-Europe», lequel rassemble des Marocains vivant en Europe. Mehdi s’était forgé une vocation de passeur. Il ne cessa pas de l’honorer avec ferveur.
«Tous ici, nous savons avec quelle énergie, avec quel dévouement tu défends, jour après jour, ton idée généreuse et humaniste de l’amitié entre les peuples et du dialogue des cultures». C’est en ces termes que Dominique de Villepin, le ministre français de l’Intérieur, s’adressa, mardi 20 juillet dernier à Mehdi Qotbi, avant de lui remettre les insignes d’officier de l’Ordre français du mérite. L’artiste reçut l’hommage, le regard embué. Sans doute eut-il, à ce moment-là, une pensée émue pour l’enfant qu’il avait été