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Au Royaume

Abdeljabbar S’himi : un juste s’en est allé

Né à  Rabat, en 1939, Abdeljabbar S’himi a irréversiblement rengainé sa plume acérée, à  l’aube du mardi 24 avril. Il était l’homme des causes, mais aussi d’un parti, l’Istiqlal, qu’il servait loyalement, ce qui lui a valu les foudres de la gauche, qu’il respectait pourtant.

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Il est des jours qui feraient mieux de ne pas poindre. Ainsi celui du mardi 24 avril, où nous avons appris, à peine, et avec peine, réveillés, que Abdeljabbar S’ himi ne se réveillera plus. Le cimetière Achouhada, à Rabat, où il fut porté en terre, après la prière d’Al Asr, se trouvait investi par une foule littéralement innombrable. Noyés dans la masse, s’apercevaient des politiciens de tout bord, Abbas El Fassi, M’hamed Boucetta, Abdelkrim Ghallab, Abdelilah Benkirane, Abdellah Baha, Mustapha El Khalfi, Nabil Benabdellah, Nizar Baraka, Salah Ouadie, Lhabib Belkouch, pour ne citer que les ténors. Il faut croire que le deuil au Maroc émonde, le temps fugitif qu’il dure, les caractères les plus irréductibles, concilie des destinées divergentes, et absout le défunt des péchés qu’on lui prêtait.
Encore plus saisissante, la tonalité d’une gamme d’oraisons funèbres prononcées sur le vif ou publiées par la presse. Alors que les compagnons et complices de Abdeljabbar S’himi, Mohamed Larbi Messari, Mohamed Berrada, Abdallah Stouki, Abderrahim Moudden, Driss El Khouri…, ou ses disciples tels Mohamed Boukhazzar, Najib El Oufi, Mohamed Bachkar, Ouassif Mansour ont formulé des panégyriques empreints de sobriété déférente et de pudeur verbale.

Dans les années de braise, S’himi était le sujet d’un horrible malentendu

Cet œcuménisme, feint ou sincère, autour du souvenir d’une des âmes ferventes d’Al Alam ne peut faire oublier, à moins qu’on tienne à jeter un voile pudique sur les injustices de l’histoire, que Abdeljabbar S’himi a été, tout au long des années de braise, l’objet d’un malentendu horrible.
De fait, la gauche fustigeait son «ambiguïté», en soutenant que son progressisme (mot allégrement galvaudé à l’époque) ostensible serait, en réalité, ostentatoire de manière à masquer sa nature viscéralement réactionnaire (le paroxysme de l’opprobre). Bref, il serait un mystificateur. Comble d’infortune, son propre camp, qui lui valait procès en ambiguïté idéologique intenté par la gauche, le considérait avec soupçon, à cause de ses fréquentes sorties de la voie tracée par le parti. Pourtant, dès qu’il a hérité des commandes du très inspiré supplément culturel d’Al Alam en 1969, il a pris soin d’inviter dans ses colonnes écrivains de droite et de gauche, sans exclusive. Et ces derniers n’étaient pas les moins ravis de l’aubaine de voir leurs noms inscrits dans ce journal-référence, qui jouissait d’une grande popularité même auprès des anti-istiqlaliens.
Par un matin printanier de 1957, un homme frappa à la porte d’Al Alam, qui était ouverte. Il avait vingt-cinq ans, ne portait pas beau, était chétif, fagoté et coiffé à la diable. En substance, il ne payait pas de mine, probablement parce qu’il n’était pas né une cuillerée d’argent à la bouche. Très tôt, il dévoila sa profonde nature : un caractère en acier trempé, une énergie débordante, une intransigeance sur les principes et une intraitable exigence. Il se nommait Abdeljabbar S’ himi, un nom obscur, mais qui, à une vitesse prodigieuse, jaillit de son anonymat pour se mettre en lumière.  

S’himi s’affirmait comme chevalier de la liberté, croisé de la vérité, sentinelle du peuple

Enfin, pour se rendre digne de sa mission sacrée, il s’affirmait comme chevalier de la liberté, croisé de la vérité, professeur du peuple, dont il était la sentinelle. Aussi, à ses débuts, donnait-il libre cours à sa colère légendaire contre ces colons qui prenaient l’Algérie pour un territoire conquis, usurpant des terres, pillant, volant, violant, tuant selon leur fantaisie. Non, se révoltait Abdeljabbar S’himi, il fallait que l’Algérie fût débarrassé de cette sinistre engeance. C’est pourquoi il se fit le porte-voix du FLN exigeant la libération de son pays, avec une ardeur teintée d’indignation courroucée proprement soufflante. Ce qu’il advint. Toujours dans sa veine atrabilaire anti-colonialiste, Abdeljabbar S’ himi donnait une avoinée, avec une dent et une plume acérées, aux sionistes coupables de tous les malheurs des Palestiniens, en spoliant leurs terres et rendant la paix impossible en la soumettant à des conditions inacceptables.
D’un autre côté, Abdeljabbar S’himi était en lutte contre les féodalités financières, il dénonçait l’oppression et se souciait des laissés-pour-compte. C’était un juste. Preuve, s’il en faut, son poème compatissant, Ecrit passager, composé le 24 mars 1975, paru en arabe, puis traduit en français dans le volume collectif Pour Abdellatif Laâbi (la Table rase, 1982), et dédié à «la femme d’un militant emprisonné». Il s’agissait de Laâbi, qui était pourtant son ennemi idéologique juré. Le juste écrivait contre l’oubli, pour les exclus, contre toutes les ignominies, contre l’insécurité sociale, pour faire bouger la loi. Insensible à toute vénération, mû par un devoir d’irrespect. Et les lecteurs, nombreux, se jetaient goulûment sur ce festin d’irrespect, dont ils se régalaient, d’autant qu’il était porté par une langue dépouillée de fioritures, délesté de boursoufleurs, allant droit à l’essentiel, et, cependant, teinté d’une ironie mordante. Ainsi les chroniques Al Layali, Khawatir thayra, ensuite Sayydat al maraya, puis Bikhatti lyad, font l’effet d’épures. Ce qui est la marque d’un vrai écrivain. Aussi était-il entré en écriture comme on entre en religion, avec zèle et ferveur. Son premier opus n’a jamais vu le jour. Tout ce que l’on sait de lui, c’est son titre, Moulay. Une fois l’avoir écrit, Abdeljabbar S’himi, de crainte qu’il ne soit censuré, l’a confié à des amis égyptiens pour qu’il soit publié en Egypte. Depuis, pas l’ombre d’un turban de Moulay. L’auteur avait beau rappeler à ses amis leur promesse, ils trouvaient l’astuce de le faire patienter, jusqu’au jour où ils ont nié avoir emporté les épreuves dudit Moulay. On ne saura jamais le fin mot de cette mystérieuse histoire. Toujours est-il que manière de se consoler de cette désillution, Abdeljabbar S’himi créa, en 1964, avec Mohamed Larbi Messari et Mohamed Berrada, la revue La nouvelle et le théâtre, où il mettait copieusement la main à la pâte. En 1969, parut à l’imprimerie Arrisala Al moumkin min almoustahil
(le possible de l’impossible), traduit en français, en 2003, par Francis Gouin sous le titre farfelu, Vous avez dit impossible ? (Editions Racine). Un tableau sombre de la réalité marocaine, qui pointe, à travers seize nouvelles, la misère morale, sentimentale et sexuelle des Marocains, et jette un regard désabusé, dépité et apitoyé sur la nature humaine. La sortie de Al moumkin min al moustahil fut un événement, tant elle confortait l’idée selon laquelle Abdeljabbar S’himi s’affirmait comme un nouvelliste hors du commun et un styliste lumineux. Quand des présomptueux passeront aux oubliettes, il faudra se souvenir, en se recueillant, de l’homme qui a su garder jusqu’au bout sa capacité d’indignation et la défendre avec esprit.