L’arbre qui cache la forêt

Un an après les législatives, on semble découvrir que la
majorité gouvernementale est une simple majorité arithmétique.
La peuso-crise de la majorité ne constitue en fait que la fuite en avant
de ceux qui ont tenté de faire diversion pour masquer leur échec.
Veut-on la peau de Driss Jettou ? La question s’est brutalement posée la semaine dernière. L’élément déclencheur en fut l’élection, mardi 23 septembre 2003, de Mohamed Sajid (UC) au poste de maire de Casablanca à une écrasante majorité, évinçant l’Istiqlal et provoquant la grogne de l’USFP.
En effet, Khalid Alioua, qui avait annoncé sa candidature, avant tout le monde, au mois de juin dernier, s’est finalement désisté en faveur de Karim Ghellab (Istiqlal). En contrepartie, le poste de président de la Région du Grand Casablanca devait lui échoir. Une clause dûment consignée dans l’accord paraphé par les représentants des partis de la majorité dans la métropole économique. Ce projet savamment échafaudé s’est effondré comme un château de cartes. Et pour cause. L’union entre l’USFP et l’Istiqlal était trop tardive pour être crédible et les autres partis de la majorité (RNI et pôle haraki) ont préféré rejoindre le camp de leurs alliés naturels.
Le lendemain de l’élection de M. Sajid (mercredi 24 septembre), Khalid Alioua tenait une conférence de presse au domicile casablancais de Abderrahmane Youssoufi, au quartier Bourgogne, qui lui avait servi de Q.G. de campagne électorale.
Sans que cette conférence de presse ait reçu l’aval du parti et sans que ce dernier ait adopté une position officielle ou même délibéré sur l’évaluation du processus électoral en cours, M. Alioua lançait une volée d’accusations et se livrait à des analyses en contradiction avec les positions actuelles de l’USFP.
Khalid Alioua, le ministre par qui le scandale est arrivé
«Rapt de la mairie de Casablanca», «Volonté de nuire à l’USFP», «Complot ourdi par le système contre la démocratie», voici les phrases clés qui ont émaillé le discours de M. Alioua. La théorie du complot remise à l’ordre du jour. Fait inhabituel, venant de la part d’un ministre siégeant au gouvernement, Driss Jettou n’a pas non plus échappé à cette mise à l’index. Il a été dénoncé pour ne pas avoir assumé son rôle de chef de la majorité gouvernementale et d’avoir été incapable de tenir ses troupes. En somme, tout le monde est coupable, sauf évidemment… Alioua et l’USFP.
Il n’en fallait pas plus pour mettre le feu aux poudres. Jeudi 25 septembre, l’hebdomadaire La Nouvelle tribune titrait en une «Jettou partira-t-il ?». Vendredi 26 septembre, la machine s’emballe. Le clou est enfoncé et les choses sont appelées par leur nom à la une d’Al Ittihad Al Ousbouiî (hebdomadaire arabophone de l’USFP). Grâce à un jeu de mots, Mohamed Sajid est accusé de collusion avec l’Intérieur.
Le même jour, Aujourd’hui le Maroc, sans prendre de gants, critique sans concessions le Premier ministre : «Driss Jettou ne fait plus l’affaire». Quatre pages sont consacrées au sujet pour démontrer que M. Jettou doit partir et que la majorité qu’il préside depuis le 7 novembre 2002 a vécu. On évoque même la configuration d’une prochaine majorité gouvernementale, où l’USFP ne figure pas.
Pourquoi la majorité est-elle l’objet de toutes les vindictes ? Ce serait un doux euphémisme de dire que le R’bati Khalid Alioua n’a pas été adopté par les usfpéistes de Casablanca. Il a même réussi à provoquer une levée de boucliers contre lui et nombreux furent ses camarades qui ont assisté en spectateurs à sa campagne électorale pour la mairie de la ville blanche.
Les résultats électoraux du parti dans cette ville ont été qualifiés par des dirigeants usfpéistes de «déroute cinglante» ou pire de «régression catastrophique»… Jugez-en : l’USFP n’a remporté que 17 sièges à Casablanca, soit le nombre de sièges qu’il avait remportés en 1997, uniquement dans la commune du Maârif ! Et à part Agadir, toutes les grandes villes du pays ont échappé au parti.
L’écran de fumée
Cela les militants ne le comprennent pas et ne l’acceptent pas. La colère gronde et l’indignation fait rage dans les rangs du parti. Les responsables de cette déroute sont ainsi sommés de rendre les comptes et de payer pour leurs erreurs en démissionnant de leurs responsabilités. Pour un membre du bureau politique ayant requis l’anonymat, «ce serait la seule issue acceptable pour une crise de cette ampleur». Une crise qui pèsera lourdement sur l’avenir du parti.
Khalid Alioua et ses amis dans le parti le savent pertinemment. Du coup, ces attaques répétées contre la majorité constituent un écran de fumée destiné à détourner l’attention des militants et des électeurs sur un adversaire extérieur.
Cela dit, quelle est la part de responsabilité du chef de gouvernement dans cette déroute ? Driss Jettou est un technocrate qui n’a jamais revendiqué la fonction de chef de la majorité. Aurait-il essayé qu’il n’aurait pas pu. Ce n’est pas un homme de parti et il n’appartient à aucun. C’est d’ailleurs peut-être là son principal talon d’Achille. De même, si la coalition gouvernementale sort affaiblie des municipales, il est normal que cela affaiblisse le Premier ministre. Par contre, il ne peut pas être tenu pour responsable des maux de tel ou tel parti.
Et à supposer même qu’il se proclame chef de cette majorité, même Abderrahmane Youssoufi, le vieux routier usfpéiste, avait-il pleinement assumé le rôle de chef de majorité ? Avait-il mieux tenu ses prétendues troupes que M. Jettou ? Que nenni ! Les composantes de sa majorité s’étaient-elles pas entredéchirées lors des législatives du 27 septembre 2002 ?
De plus, qualifier la coalition gouvernementale de majorité était, dès le départ, impropre. En parler en termes de majorité politique serait de l’ordre de l’absurde… Tout au plus, s’agit-il d’une cohabitation imposée par les circonstances dans le seul but de former un gouvernement opérationnel. Non seulement les partis qui composent cette «majorité» ne partagent pas les mêmes valeurs, mais une animosité historique les oppose (USFP-Istiqlal, Istiqlal-MP…). Du coup, une question s’impose : cette coalition est-elle encore viable ?
Mohamed El Ayadi, historien et sociologue, répond sans détour (voir pages 42 et 43) : «L’actuelle majorité est viable tant qu’on continuera de souhaiter qu’elle le soit. Mais cela ne dépend pas des partis qui la composent. Quant à la cohabitation entre l’Istiqlal et l’USFP, elle a bien été possible après septembre 2002. Je ne vois pas pourquoi elle serait impossible après septembre 2003. Le comportement des deux partis au lendemain des élections municipales est le même que celui qu’on avait dénoncé après les élections législatives. Ajoutons aussi que ni l’Istiqlal ni l’USFP ne sont les maîtres de cette cohabitation».
Majorité politique et majorité arithmétique ne font pas un
Aujourd’hui, on semble découvrir que la majorité gouvernementale est une simple majorité arithmétique, voire une machine parlementaire à voter les textes de lois proposés par le Cabinet Jettou. Et pourtant, tout cela on le savait déjà au moment de la constitution du gouvernement en novembre dernier. Mieux encore, les deux Cabinets Yousoufi n’ont pu exister que grâce à l’appoint des voix du RNI et du MNP. Des formations que l’USFP qualifiait quelques mois auparavant de «partis de l’Administration». Ce faisant, l’USFP a rendu la carte politique encore moins lisible.
On serait alors tenté de dire que les élections communales n’auront finalement aucun impact sur le gouvernement actuel. M. El Ayadi abonde dans ce sens : «Je ne pense pas que le sort du gouvernement soit lié aux résultats de ces élections. Une raison toute simple à cela me semble résider dans le fait que les partis politiques aujourd’hui ne sont en mesure ni de faire ni de défaire les gouvernements».
Dans ce cas, sommes-nous condamnés à vivre avec une telle carte politique ? Bien sûr que non. Une carte politique reflétant un réel pluralisme nécessite une action de longue haleine sur plusieurs registres législatif (loi sur les partis) et technique (une proportionnelle de liste réaménagée ou un mode de scrutin favorisant le regroupement des forces politiques). Objectif : améliorer ce que le politologue Mohamed Berdouzi (voir pages 42 et 43) appelle «la mécanique de la compétition politique et électorale».
Mais, sans l’enracinement de la culture démocratique au sein de la société, tout cela restera vain et les meilleures lois ainsi que les modes de scrutin les plus performants pourront toujours être pervertis. Enfin, et comme l’affirme M. Berdouzi, «la recomposition de la carte partisane n’est pas une simple redistribution de cartes. C’est un processus historique durable, avec une chaîne de fissions, fusions, émergences et regroupements. Un processus malgré tout enclenché»