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Télé-Ramadan : Fric, audimat et production !

Haute saison audiovisuelle par excellence, Ramadan cristallise la guerre d’audience entre chaînes et producteurs. Process, enjeux et grands projets attendus pour le secteur.

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Table dressée avec nappe des grands jours, famille au complet ou presque, effluves de harira, tagine ou autres mets du ftour… et bien entendu, poste de télévision sur Al Aoula ou 2M vociférant des voix familières ! C’est l’ambiance typique des foyers marocains, depuis quelques jours avec l’avènement du mois sacré de Ramadan. On le sait: le Maroc est suspendu à l’appel à la prière d’Al-Maghrib. Mais l’heure de la rupture du jeûne – qui transforme le GMT en yoyo – devient aussi le prime time audiovisuel, là où les chaînes nationales atteignent leur pic d’audience. Depuis plusieurs années, Al Aoula comme 2M signent des scores record. Un pic historique a par exemple été atteint Ramadan dernier avec un épisode de la série «L’maktoub» à 10,8millions de téléspectateurs.
Un audimat à faire pâlir Youssef Chahine et son «Destin», ce qui a bien évidemment incité 2M à remettre le couvert pour une deuxième saison (voir coulisses de tournage p.52).

Guerre d’audiences
Globalement, le pôle public marocain réalise un score plus qu’honorable. Avec quelque 50% de parts de marché en prime time (et 5 à 6 points de moins en moyenne), le Royaume se place en tête des pays arabes où le citoyen consomme de la télé locale, publique en l’occurrence. Les audiences du pôle dirigé par Faïçal Laraïchi dépassent largement celles observées en France ou en Espagne. «Et il faut cesser avec ce faux raccourci d’absence de concurrence au Maroc pour réduire l’importance de tels scores», prévient d’emblée un connaisseur du broadcasting. «Plus de 9 Marocains sur 10 regardent la télévision via le satellite. Et 95% parmi ces téléspectateurs regardent les chaînes nationales à travers ce canal. Al Aoula comme 2M se retrouvent ainsi confrontées à la concurrence de quelque 1.400 chaînes arabes, entre autres. Et c’est le téléspectateur qui tient la zappette», poursuit notre source.
Cet audimat dément ainsi ce sentiment prédominant selon lequel les chaînes locales sont peu regardées, en raison d’une programmation focalisant souvent les critiques. «Ramadan, c’est justement le mois où c’est la télé qui regarde les Marocains en train de prendre le f’tour… La télévision à la sauce locale fait partie du décor atypique des soirées du mois sacré», nous lance notre source. On regarde la télévision comme pour faire une mise à jour de la production nationale : découvrir les nouveaux visages ou critiquer les têtes qui reviennent, surtout lorsqu’on les retrouve dans plusieurs séries à plusieurs moments de la soirée. «Les stars de la fiction, il n’y en a pas tant que cela. Elles sont du coup sollicitées pour tous les projets et, bien entendu, les artistes tiennent à en faire autant qu’ils peuvent, vu le niveau de leur cachet», nous explique un producteur. C’est qu’une tête d’affiche d’une série en prime time perçoit entre 250.000 et 300.000 dirhams brut pour plusieurs semaines de tournage. «Elles continuent de se prêter au jeu car c’est bien cette visibilité pendant Ramadan qui leur ouvre les perspectives de campagnes publicitaires plus rémunératrices et moins compliquées à tourner», poursuit notre source.

Le meilleur pour Ramadan
Les deux chaînes réservent le meilleur de leurs productions à ce mois sacré, haute saison audiovisuelle par excellence. «Ramadan, c’est notre vitrine avec une concentration de la diffusion des fictions produites tout au long de l’année», confirme Faïçal Laraïchi, président de la SNRT. «Il y a bien des fictions qui sont initialement programmées en cours de saison, mais une fois livrées et visionnées, nous décidons parfois de les garder pour la grille de Ramadan pour leur permettre de marcher au mieux», ajoute le patron du pôle public audiovisuel.
Améliorer la qualité reste, en fait, un souci permanent des deux chaînes pour fidéliser leurs téléspectateurs. Al Aoula a par exemple décidé de ne plus programmer de sit-com, vu la piètre qualité du rendu des dernières expériences où scénarios, décors et casting sont souvent bâclés. La vieille dame de Rabat mise désormais sur la fiction et consacre de gros moyens à la programmation ramadanesque avec un budget avoisinant les 50 MDH. D’ailleurs, pour l’ensemble du pôle public, les commandes spécifiques à ce mois engloutissent entre 25 et 30% du budget global de la production.
C’est que Ramadan fait encore bonne recette auprès des annonceurs. «C’est sans doute le seul mois où le chiffre d’affaires publicitaire fait de la résistance à la tendance baissière du marché de l’audiovisuel», nous explique Fayçal Laraïchi, qui affirme que la cagnotte s’est drastiquement rétrécie cette dernière décennie, avec une baisse de 35%. Mais pour avoir les bonnes grâces des annonceurs, il faut cartonner en termes d’audience. «Cela crée une concurrence acharnée entre Al Aoula et 2M, alors qu’il s’agit du même groupe», explique un expert. Et d’ajouter : «Mais là où la guerre de l’audimat se joue le plus, c’est bien entre producteurs. Celui qui réalise le meilleur score peut être confiant pour sa reconduction pour une autre saison, voire pour décrocher un nouveau projet l’année suivante.»

Production concentrée
Cette concentration des projets sur une période a d’autres conséquences, notamment en termes de configuration du marché. Souvent, l’impression donnée est que les mêmes producteurs se relaient d’année en année sur les différents formats. «Il faut être pragmatique, il y a à peine une poignée de boîtes de prod’ en mesure de faire le job convenablement, alors qu’il y a de plus en plus de personnes qui se lancent dans la production», nous confie un expert. Car décrocher une fiction ramadanesque à quelque 11 MDH, c’est un peu le jackpot pour les producteurs dont la marge nette oscille entre 8 et 10%. «A condition d’avoir les reins solides, puisqu’il faut pouvoir supporter les charges financières indues par les retards de paiement des chaînes», prévient un professionnel. Le marché de la production reste en plus limité à quelque 250 MDH, selon les coûts estimatifs révélés par les derniers appels d’offres d’Al Aoula, 2M, Tamazight Tv et Laâyoune Tv.
Cette approche même de l’appel d’offres, mise en place depuis une dizaine d’années, pour sélectionner les programmes commence d’ailleurs à montrer ses limites. D’une part, pour les commissions de lecture, elle ne permet d’avoir qu’une idée sommaire sur la qualité de la production.
«La bible a beau être parfaite, les arcs narratifs bien construits, le casting et la réalisation alléchants… Tout peut changer lors de la mise en boîte. C’est la magie de la télé !», nous explique un producteur. D’autre part, ce processus annuel d’appel d’offres a pour effet de réduire les délais de production et les concentrer sur une période limitée de l’année.

La télé de l’avenir
Par ailleurs, les modes de production sont appelés à changer. La plupart des sociétés agréées par le Centre cinématographique marocain (CCM) se contentent pour l’heure de répondre à un appel d’offres pour faire dans la production exécutive. En d’autres termes, le produit est vendu à l’avance, sur papier.
Rares sont celles qui se lancent dans le financement de leurs propres productions avant de les soumettre aux chaînes. «Pourtant le coût peut être réduit si elles commencent à sortir de la formule ramadanesque pour investir dans des séries plus courtes de 8 à 12 épisodes comme on le voit sur les plateformes de streaming», nous explique un expert.
D’autant qu’avec les nouvelles formes de visionnage à la demande, les habitudes de consommation ont changé.
L’Observatoire européen de l’audiovisuel relève une augmentation du nombre de productions de séries de 2 à 13 épisodes. Il pointe également un recul du nombre moyen d’épisodes par titre (de 7,9 à 7,5) ainsi qu’une réduction de la durée moyenne de chaque épisode (six minutes en moins à 40,2 minutes). Même au Maroc, le dernier rapport de la Haute autorité de l’audiovisuel et de la communication fait état d’une progression de 111% du nombre d’abonnés des utilisateurs des services audiovisuels à la demande (SAD). D’ailleurs, créer une plateforme de streaming est un des gros projets sur lequel on travaille dans les coulisses de la Rue El Brihi. Ce sera sans doute la télévision de demain, même pendant Ramadan !

 

Pôle public : un regroupement d’ici la fin de l’année
Ce projet titanesque sera bouclé avant 2023 ! Voilà ce que nous affirme une source bien informée au sujet de l’épineux regroupement impliquant le duo SNRT – 2M avec Médi1. «Il faut passer par un long processus de due diligence, mais aussi la promulgation de lois et de règlements», assure-t-on. Surtout, ce regroupement implique aussi l’établissement d’une vision du pôle public libérant le potentiel de synergie et complémentarité entre les différentes chaînes. Et cela nécessite bien évidemment des investissements additionnels et un effort supplémentaire de la part de l’Etat. D’autant plus que les ressources allouées à ce secteur sont restées stables cette dernière décennie, alors que tout est devenu plus onéreux.
Jusque-là, le budget de la SNRT est dimensionné de manière à gérer les charges courantes. Développer de nouveaux projets implique des dépassements de budget qui ne seront pas faciles à défendre. Il semble néanmoins clair qu’avec 2,1milliards de dirhams de ressources financières à sa disposition, le pôle public le sait, les cordons de la bourse sont serrés…