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Société

Voyance, magie : ces pratiques de charlatan que tout le monde tolère

Au niveau mondial, la voyance a drainé, en 2001, 31 milliards de dirhams.
Si, au Maroc comme ailleurs, l’irrationnel fascine tout le monde, l’offre
est différenciée selon le milieu: pour 1000 DH vous aurez la même
chose que pour 10 DH, mais on vous offrira le decorum…
Les bonimenteurs se révèlent parfois de dangereux escrocs, surtout
lorsqu’ils ont affaire à des personnes fragilisées.

Publié le

rub 6277

Au Maroc, la machine à satisfaire l’irrationnel fonctionne à plein régime. Entre les diseurs de bonne aventure, les numérologues, les exorciseurs, les désenvoûteurs, les guérisseurs, les vaticinateurs et les astrologues de tout poil, l’industrie de la mystification prospère et se ramifie constamment. La recette est toujours la même : abuser du désarroi des solitaires, des faillis de la vie, des paumés et des laissés-pour-compte. Mais, il n’y a pas que ceux-là. Même ceux qui n’ont pas de souci particulier recourent à l’irrationnel. Histoire de «savoir»… ou s implementde se divertir.

Combien de charlatans ? Quel chiffre d’affaires ? Nul ne sait
De la crédulité, donc, l’irrationnel fait son beurre. Un pactole dont il est impossible de mesurer le poids. Les pythies courent les rues, écument les places publiques, hantent les campagnes et les montagnes les plus reculées, et il faudrait être devin pour en connaître le nombre exact. La voyance étant considérée comme une activité illégale, aucun ministère n’est en mesure d’en fournir les statistiques. Ce dont on est sûr, c’est que le prix de la consultation varie, non pas en fonction de la notoriété du voyant, mais de son standing, lié à l’emplacement où il officie. Sur la place Jamaâ Lafna, quelques dirhams suffisent; dans les souks ruraux, 3 à 5 DH ; dans les quartiers populaires casablancais, 10 DH; au centre-ville, jusqu’à 300 DH ; au Maârif, pas moins de 400 DH ; et pour ce numérologue qui vient de s’établir au Val d’Anfa, 1 000 DH. Sachant que les accros de la voyance frappent à la porte de leurs pythonisses favorites environ trois fois l’an, cela représente un véritable magot.
Selon les services français de la répression des fraudes, le chiffre d’affaires du monde de la voyance s’éléverait à plus de 3 milliards d’euros (31 milliards de dirhams). Mais, la voyance n’est pas le seul attrape-nigaud. Les quotidiens de différentes obédiences, les hebdomadaires qui se veulent sérieux et, évidemment, les magazines féminins, se fendent d’horoscopes fort dissemblables. Selon Voltaire, «l’astrologie est née quand le premier charlatan a rencontré le premier physicien». Cela, alors que la physique a démontré il y a longtemps que le mouvement des astres n’avait aucune incidence sur la marche de notre destin. D’ailleurs, l’axe de la Terre tournant sur lui-même, tous les signes du zodiaque se sont décalés au fil des siècles: celui qui se prend pour un Bélier est donc peut-être un Poissons, un Verseau aurait viré Lion, un Gémeaux serait devenu Vierge… Cette vérité est connue. Les naïfs, prompts à se faire rouler dans la farine de l’illusion, n’en croient pas un mot.

Les horoscopes publiés sont souvent repris d’anciens journaux…
Consulter son horoscope est un acte rituel très prisé. Halima, assistante de direction dans une boîte de communication, en fait son sport dès le réveil. «Chaque matin que Dieu fait, je me plonge dans la lecture des horoscopes parus dans les journaux. Je suis de mauvais poil quand on me dérange à ce moment-là. Après les avoir parcourus tous, je reviens à mon quotidien favori ; ses prédictions, en ce qui concerne mon signe astral, se sont toujours révélées justes». Et pour ne pas lui gâcher la journée, on ne lui précisera pas que ledit journal ne fait souvent que reproduire des horoscopes puisés dans de vieux magazines.
Halima et ses semblables en crédulité feraient bien de consulter plutôt l’ouvrage des deux physiciens Georges Charpak et Henri Broch, Devenez sorciers, devenez savants(*). Les deux savants y dévoilent, avec une rigueur non dépourvue d’humour, les dessous de multiples tours de sorcellerie, les tromperies de l’astrologie, les aberrations de la télépathie, les fantasmes des pendules… Ce livre, qui démystifie toutes les sornettes, est à mettre entre les mains de toutes les personnes qui se laissent facilement berner.

Ils vous font raconter votre vie puis vous la resservent sous forme de prédiction
Et elles sont légion. Des personnes que nous avons interrogées confessent, pour la plupart, leur attirance pour l’irrationnel. Beaucoup d’entre elles visitent régulièrement les marabouts afin de recevoir leur khobza ou baraka; les femmes, en particulier, lisent leur horoscope dans les journaux; les plus âgées recourent toujours aux fqihs quand elles ont des ennuis de santé; certaines affirment qu’elles s’adonnent au spiritisme; d’autres pensent que la sorcellerie et l’astrologie sont dignes de foi; rares sont ceux qui croient que les augures des voyants sont de la poudre de perlimpimpin. Dans ces credos, toutes les catégories sociales sont confondues. Le paranormal (télépathie, sorcellerie, tables tournantes) fascine davantage les catégories de personnes cultivées : étudiants, cadres, professeurs, l’astrologie apparaît comme un phénomène assez diffus, emportant, toutefois, l’adhésion des femmes ; les très riches et les plus pauvres croient aux vertus des marabouts. A l’évidence, il faut abandonner un modèle linéaire selon lequel l’adhésion au rationalisme ou au mode de pensée scientifique irait de pair avec l’élévation du niveau d’études.
Souvent faux-prophètes, les bonimenteurs se révèlent parfois de vrais escrocs. L.B. en sait quelque chose : «J’avais perdu mon emploi et je n’en retrouvais pas. Un ami m’a recommandé un fqih qui officiait dans les alentours de Taroudant. J’ai fait le voyage une première fois. Après s’être livré à des calculs ésotériques, le fqih en conclut que les astres m’étaient, à cette période-là, néfastes, et qu’il fallait revenir. Il a quand même fallu lui payer la somme de 1000 DH. Quelque temps après, je suis retourné le voir. Même air, même chanson. Une troisième, puis une quatrième fois, rebelote. A la fin, je me suis fait une raison. Le fqih était un vulgaire escroc». Naïma, elle, a connu une mésaventure avec une voyante : «Des amies me disaient que M. était réellement douée. Dans une phase de déprime, je suis allée la consulter. Elle prenait cher: 400 DH les 20 minutes. Elle a commencé par me demander de lui raconter ma vie. Comme une sotte, je me suis exécutée. Cela a pris exactement 20 minutes. Elle m’a dit alors que si je voulais qu’elle prédise mon avenir, il fallait que j’allonge une nouvelle fois 400 DH. Ce que j’ai fait. Pour des prunes. En fait, la voyante a exploité le récit de mes malheurs pour me le resservir, en ponctuant chacun de mes déboires par un bref : ça va s’arranger. J’avais perdu 800 DH et mon temps». Les pythonisses ne sont pas toutes atteintes de cécité, il y en a même qui sont extra-lucides, telle Hasana, dont la notoriété franchit allègrement les frontières de son douar, situé à quelque distance de Khemis Zemamra. On s’y précipite de toutes parts, au point qu’il faut souvent poireauter pendant des jours et des jours pour recevoir l’oracle. Mais si vous êtes pressé, vous n’avez qu’à soudoyer le beau-fils de la voyante : avec 1 000 DH, vous aurez un droit de préséance. Mille dirhams qui retomberont dans l’escarcelle d’icelle s’ajoutant aux 10 DH que vous aurez payé pour la consultation. Qui a dit que nul n’est prophète en son pays ?
(*) Odile Jacob, 219 p., 200 DH.