Société
Travail domestique : la loi de toutes les polémiques !
Le projet de loi 19-12 a été adopté le 9 mai en commission parlementaire des secteurs sociaux. Il autorise d’employer le personnel de maison à partir de 16 ans, ce qui a provoqué un tollé chez les associations de défense des droits des enfants. La loi prévoit également un salaire minimal mensuel de 1 540 DH pour une prestation maximum de 48 heures de travail hebdomadaire.

«La loi est venue pour réglementer un secteur où il y avait une anarchie et un réel besoin de structuration et de protection des travailleurs. En soi, cela est positif pour le pays. Ce qui est inadmissible, c’est de vouloir légaliser le travail des mineurs. C’est quelque chose que l’on refuse totalement», lance, d’emblée, Bouchra Ghiati, présidente de l’association Insaf qui fait partie du collectif associatif «pour l’éradication de l’exploitation des mineures dans le travail domestique» regroupant pas moins de 50 ONG. L’adoption de 16 ans comme âge minimum pour le travail domestique a en effet suscité l’ire de nombreuses associations, mais également de simples citoyens, notamment sur les réseaux sociaux. L’Etat argumente son choix par le fait que l’âge minimum pour le travail est fixé à 16 ans par le Bureau international du travail (BIT). Mais le collectif apporte un argument de taille pour démonter la version gouvernementale. «Quand le Code du travail a vu le jour, il a précisé qu’une loi spécifique allait réglementer le travail domestique. Ce qui veut dire que cette prestation n’est pas une tâche comme une autre. C’est une activité particulière et très pénible. Différence de taille: les inspecteurs du travail ainsi que les assistantes sociales n’ont pas le droit de pénétrer dans les demeures des gens. C’est interdit par la loi. Alors qu’ils peuvent le faire pour d’autres activités professionnelles», ajoute Mme Ghiati. Le travail domestique présente des spécificités qui le rend, aux yeux des ONG, inadéquat pour les moins de 18 ans : cadre confiné, absence de tout contrôle, tâches ardues, éloignement de la famille… De plus, l’Organisation internationale du travail classe le travail domestique comme l’une des pires formes de travail des enfants.
CNDH, UNICEF, CESE…
C’est l’article 6 de ce projet de loi qui définit l’âge minimum pour travailler en tant que domestique dans une maison. Trois organisations, et pas des moindres, se sont très tôt prononcées contre le travail domestique à partir de 16 ans. D’abord, le Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) qui a fait savoir que «la nature et les conditions dans lesquelles s’exerce le travail domestique, au moins dans le contexte marocain, sont susceptibles de nuire à la santé, à la sécurité ou à la moralité de l’enfant». Idem pour le Conseil économique, social et environnemental (CESE) et le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) qui ont demandé de relever l’âge minimum prévu dans le projet de loi sur les travailleurs domestiques à 18 ans. L’Association casablancaise des pédiatres privés (ACPP), l’Association marocaine des psychiatres d’exercice privé (AMPEP) et l’Observatoire marocain de l’enfant et de l’adolescent des deux rives (OMEADR) se sont fendus d’une déclaration, le 10 mars dernier, pointant du doigt l’inadéquation du travail domestique avec la nature enfantine : «En tant que pédiatres, psychiatres, pédopsychiatres, psychologues, pédagogues, enseignants, travailleurs sociaux, nous avons trop souvent rencontré dans l’exercice de nos métiers respectifs des jeunes filles, des adolescentes, des jeunes femmes adultes même, brisées physiquement et/ou psychiquement par une vie de travail en tant que domestiques, commencée trop tôt, jamais choisie, imposée pour diverses raisons. Outre la maltraitance physique (depuis les privations et carences alimentaires, le manque de sommeil, l’absence de repos), les abus sexuels fréquemment constatés (avec des avortements à répétition, parfois dans des conditions inimaginables), nous avons eu à prendre en charge des névroses traumatiques sévères, des dépressions résistantes, des épisodes psychotiques aigus, des conduites addictives, des tentatives de suicide à répétition, chez des jeunes filles ayant perdu l’estime d’elles-mêmes et surtout perdu confiance dans les adultes (leurs parents qui les ont mises entre les mains des familles ‘‘exploitatrices’’), et pire, dans les institutions supposées les défendre».
Sur les réseaux sociaux, on n’hésite pas à qualifier ce projet de loi de «moyenâgeux» ou d’«esclavagiste». Les uns se demandant comment un pays se qualifiant de «respectueux des droits humains et de la démocratie puisse tolérer que des fillettes de 16 ans travaillent comme ‘‘petites bonnes’’». Les autres interpellant les progressistes marocains qui «ont voté une loi qui autorise le travail domestique dès 16 ans». Une loi qui «n’offre pas à tous les enfants, jusqu’à leur majorité, les mêmes droits, les mêmes opportunités, la même chance à l’éducation ou à la formation». Le fait que le ministère de tutelle, celui de l’emploi et des affaires sociales, soit dirigé par un ministre du Parti du progrès et du socialisme (PPS), Abdeslam Seddiki en l’occurrence, rend les militants associatifs encore plus en colère. La sortie de Nabil Benabdellah, Secrétaire général du PPS, dans une vidéo, mise en ligne le 15 mai, se veut une réponse à tous ceux qui ont critiqué la décision du ministère de l’emploi. «En tant que parti politique, on voulait adopter18 ans comme âge minimum pour le travail domestique, mais nous avons rencontré beaucoup de résistance parmi nos partenaires dans le gouvernement, mais aussi dans l’opposition. Nous avons défendu notre ligne, mais puisqu’on n’avait pas d’appui, nous avons décidé de voter pour cette loi afin de combler un vide et de lutter ainsi contre les violences et les abus dont sont victimes les domestiques de maison». Et d’ajouter: «Nous allons militer pour l’établissement d’une période transitoire de 5 à 10 ans pour passer à 18 ans comme âge minimum pour le travail domestique».
Absence de dispositif de retrait des moins de 16 ans
Le tissu associatif tient à exprimer d’autres doléances par rapport à cette loi 19-12. «On nous parle de contrat, d’autorisation parentale, et ce pour un enfant de 16 ans qui n’a pas encore l’indépendance, ni la personnalité, pour s’opposer à des abus, ou encore à porter plainte», s’insurge Mme Ghiati. Et d’ajouter: «De plus, l’Etat ne prévoit aucun dispositif de retrait pour les enfants mineurs de moins de 16 ans qui travaillent aujourd’hui encore dans les maisons. Si la loi passe, l’employeur pourra tout simplement mettre l’enfant à la porte sans être inquiété. Il fallait penser à un processus et des ressources pour gérer le retrait des domestiques mineurs, la mise en contact avec les familles, la réinsertion éventuelle dans les écoles…».
La loi prévoit, pour les domestiques de maison de plus de 18 ans, un salaire minimum de 60% du Smig, l’enregistrement à la Caisse nationale de sécurité sociale, l’obligation de conclure un contrat de travail. La loi exige également des congés hebdomadaires et annuels, un examen médical semestriel pour les mineurs ainsi que des sanctions pour ceux qui s’évertuent à recruter des domestiques de moins de 16 ans. Insuffisant, pour les associations de défense des droits des enfants. «Nous avons un grand problème d’applicabilité des lois dans ce pays. Le Maroc dispose d’une loi rendant obligatoire la scolarisation jusqu’à l’âge de 15 ans. Mais, dans la réalité à laquelle on fait face chaque jour, des fillettes de 8, 9 et 10 ans continuent à être exploitées au lieu d’être à l’école», poursuit la présidente d’Insaf.
Insaf œuvre depuis dix ans dans le domaine de la lutte contre l’exploitation des filles mineures dans le travail domestique. Des centaines de filles ont été ainsi retirées du travail et ont réintégré familles et écoles à Chichaoua et à Imintanout. Huit d’entre elles sont aujourd’hui bachelières. L’association est en train de développer un programme similaire dans le Haouz et à Kelaât Sraghna. Autant dire les régions les plus pourvoyeuses de «petites bonnes» du Maroc. L’Etat pourrait s’inspirer de cette bonne pratique et développer des programmes à plus grande échelle pour les petites filles, victimes d’exploitation domestique. «Dans le cadre de notre travail, nous avons constaté que 45% des mères célibataires qui se sont présentées chez Insaf ont été, à un moment ou un autre, petites bonnes dans leurs vies. Permettre le travail des mineurs, c’est perpétuer la précarité, l’exclusion et c’est la porte ouverte à tous types de fléaux sociaux : mendicité, prostitution…», conclut Mme Ghiati.
Le projet de loi 19.12 sera soumis dans les prochains jours à l’avis des parlementaires, dans le cadre d’une séance plénière, avant sa publication au Bulletin officiel. Une pétition est en train de circuler afin de pousser les parlementaires à voter contre ce projet de loi en plénière. «Au nom des enfants du Maroc et des petites filles qui sont exploitées dans le travail domestique, nous vous demandons, lors du vote en plénière qui est la prochaine étape de ce processus, de prendre vos responsabilités en tant que représentants de la Nation, de positionner votre décision dans le cadre des principes de notre Constitution et des Conventions internationales ratifiées par notre pays, de prendre en compte les avis du CNDH, du CESE, de l’UNICEF…et ceux des experts scientifiques», peut-on lire dans cette pétition.
