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Société

Transparency Maroc : clandestine il y a 16 ans, partenaire de l’Etat aujourd’hui

Le 6 janvier 1996, une poignée d’intellectuels fondait Transparency Maroc dans un contexte difficile. Elle exercera dans la clandestinité pendant 8 ans avant d’être reconnue en 2004 et avoir le statut d’utilité publique en 2009.

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Assidon 2012 02 02

Samedi 21 janvier, l’Association marocaine de lutte contre la corruption, Transparency Maroc (TM) procédait, à Rabat, à l’élection de son nouveau staff dirigeant, dont un nouveau secrétaire général à la place de Rachid Filali Meknassi qui a assuré deux mandats successifs (2008-2012). Une seule liste, présidée par Abdessamad Saddouq (membre du conseil national et ex-membre du bureau exécutif), avait toutes les chances de le remporter. L’homme mérite amplement cette distinction : haut cadre à l’ONE, président de la section «Déontologie» de la CGEM et membre de l’Instance centrale de prévention de la corruption (ICPC). Il a rejoint les rangs de TM à partir de 1999, et a siégé pendant huit ans au sein de son bureau exécutif (2000 à 2008). Treize ans après son adhésion, il devient le cinquième président à diriger cette ONG, qui a véritablement marqué la sphère de la société civile marocaine en attirant l’attention de l’opinion publique et des autorités sur un fléau que seuls quelques téméraires osaient dénoncer à haute voix.
Il faut dire que le contexte dans lequel s’est tenue cette assemblée élective, et dans lequel agit actuellement TM est particulier. Il tranche en tout cas avec celui du milieu des années 1990 qui a vu sa naissance et son action dans une quasi-clandestinité. Nous avons désormais une nouvelle Constitution qui établit une corrélation étroite entre l’exercice des fonctions publiques et la reddition des comptes, qui consacre le statut du Conseil de la concurrence et celui de l’ICPC. Dans le Maroc de 2012, il y a également un nouveau gouvernement conduit par un parti qui a fait de la lutte contre la corruption son cheval de bataille dans son programme électoral. Et, surtout, ce contexte a vu un mouvement du 20 Février né dans le sillage du Printemps arabe brandir une revendication de taille : la lutte contre la corruption et la reddition des comptes. «Certes, nuance Rachid Filali, le SG sortant, notre assemblée élective s’est tenue dans toute cette ambiance, mais nous ne pavoisons pas, ce gouvernement est composé d’autres partis politiques qui ont tourné le dos à tout cela quand ils étaient aux affaires. Le hiatus est grand entre les textes juridiques que le Maroc a adoptés, entre le discours officiel et la réalité sur le terrain. Pour preuve, le Maroc ne cesse de dégringoler dans le classement international selon l’indice de perception de la corruption». Le classement du Maroc, selon l’Indice de perception de la corruption (IPC), n’a en effet pas connu d’amélioration en dix ans, en dépit d’une refonte considérable de son arsenal juridique pour mieux lutter contre la corruption, la ratification de la convention internationale des Nations Unies en la matière, et la création de l’ICPC.

Lors des années 1990, dénoncer la corruption était du registre et TM osait

Avec 3,4/10 en 2011, il arrive en 9e position parmi les 17 pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Sa note évolue peu, confirme le dernier rapport moral de TM de 2011 : «Elle était de 3,5 en 2007 et 2008, de 3,3 en 2009 et se maintient à 3,4 depuis 2010. Sur la décennie, elle demeure dans une fourchette de 3,2 à 3,5».
Une position qui a évolué peu sur le terrain, certes, mais le Maroc revient de loin. Loin du climat de psychose qui régnait au milieu des années 90, époque où dénoncer ou même parler de la corruption relevait du tabou. C’est justement à cette époque qu’une poignée d’intellectuels, professeurs universitaires, hommes d’affaires, avocats, artistes et médecins se sont réunis, quasiment dans la clandestinité, pour préparer la création d’une ONG dédiée à la lutte contre la corruption. Ce fut lors de l’été 1995.
A défaut d’avoir droit à un lieu public, on se rabat sur un lieu privé, au 24, rue de Khouribga, là où siégeait l’entreprise dirigée par Sion Assidon, militant associatif et l’un des membres fondateurs de la future ONG. Participaient à cette réunion, se rappelle Kamal Lahbib, lui-même militant associatif et l’un des membres présents dans cette première réunion, «des personnalités de grande envergure, mais pas nécessairement sur la même longueur d’ondes».
On pourrait citer, entre autres, Rachid Belmokhtar, l’actuel président de l’Observatoire de l’INDH ; le philosophe Mehdi El Mandjra ; Sion Assidon ; Abdesslam Aboudrar, l’actuel président de l’ICPC ; Ahmed Ghazali, ex-membre de l’OMDH et actuel président de la HACA ; Omar Azzimane, ancien ministre de la justice, nommé récemment conseiller du Roi ; Abderrahim Berrada, avocat et militant des droits de l’homme ; l’humoriste Ahmed Snoussi alias Bziz ; Hakima Lebbar, psychanalyste… Et d’autres personnalités encore, qui, «voyant la corruption gangrener l’administration et tous les secteurs de l’activité économique et sociale du pays, se sont mobilisées pour tirer la sonnette d’alarme, et crier STOP ! On ne peut pas continuer ainsi. L’idée même de créer une ONG pour dénoncer la corruption et sensibiliser contre le fléau a déstabilisé, à l’époque, le système», se rappelle Bachir Rachdi, aujourd’hui PDG d’une entreprise de la place, membre fondateur, et deuxième secrétaire général pendant quatre ans de la future TM (2000-2004). Première question débattue dans cette réunion préparatoire : se contenter d’une simple section au Maroc ou créer carrément une ONG de droit marocain dédiée à la lutte contre la corruption ? «Derrière cette opposition apparemment juridique se profilait un  débat politique. Se contenter d’être une simple antenne de cette ONG internationale et travailler sous son obédience était une entreprise risquée : le ministère de l’intérieur dirigé à l’époque par Driss Basri n’aurait pas hésité à nous taxer d’agents au service de l’étranger», raconte encore Kamal Lahbib. 
Les deux cent membres présents dans cette première réunion étaient unanimes : rien qu’une ONG marocaine, et avec un financement clean, au-dessus de tout soupçon. D’ailleurs, seize ans après sa création, TM est considérée comme l’ONG la plus transparente au niveau de sa gestion financière. Ses bailleurs de fonds et leur contribution sont connus de tous ainsi que les projets pour lesquels  l’apport financier est accordé.

L’ONG a travaillé pendant huit ans sans autorisation

Dans le siège casablancais de TM, toujours rue Khouribga, nous rencontrons Abdessamad Saddouq à la veille de l’AG élective de ce janvier 2012. Ce dernier nous sort un document qui détaille le montant annuel du budget de l’association et la ventilation des apports : ce budget tourne depuis cinq ans autour de 6 à 7 MDH, avec l’Union européenne comme première source de financement. Viennent après l’ambassade des Pays-Bas, la communauté de Madrid, et, en dernière position, Transparency International. Ce budget, constations-nous, ne dépassait pas au début des années 2000 les 600 000 DH. «Cette augmentation est due à la confiance des bailleurs de fonds et à l’image que renvoie à l’échelon international notre ONG», fait remarquer M. Saddouq, le nouveau secrétaire général.
Normal, ses actions et son plaidoyer se sont aussi multipliés et diversifiés depuis et gagnent toujours du terrain (si bien que l’ONG a arraché le statut d’utilité publique en 2009). TM s’est doté à partir de 2007 d’un observatoire de la corruption et du développement avec comme principal objectif la diffusion de l’information par le biais de bulletins, de revues de presse électronique et sur papier. Elle a également créé deux centres d’assistance juridique anti-corruption (CAJAC) à Rabat et Fès (un troisième est prévu dans la ville de Nador à partir de février prochain). L’ONG se caractérise aussi par une gestion démocratique exemplaire (un conseil national, un bureau exécutif et une assemblée générale qui se réunissent régulièrement, et un secrétaire général élu par liste pour un mandat de deux ans renouvelable une seule fois).
Mais revenons à la petite histoire au départ difficile mais néanmoins passionnante de notre ONG. Dès la première réunion de l’été 1995, deux commissions ont été créées, raconte M. Rachdi, l’une dédiée à la préparation des documents fondateurs (les statuts), et l’autre chargée de l’organisation. Objectif : créer l’association à la fin de 1995. «Je me rappelle qu’après avoir déposé les statuts auprès de la préfecture, des agents de police sont venus quelques jours plus tard nous poser des questions intimidantes. Nous leur avons tout simplement signifié qu’ils pouvaient nous poursuivre en justice au lieu de nous faire peur».
Il faut reconnaître que la conjoncture n’était pas des plus réjouissantes : la triste campagne d’assainissement menée par Driss Basri, et qui a éclaboussé nombre d’hommes d’affaires, battait son plein, et cela n’a nullement affecté la détermination des membres fondateurs. Encore moins celle du propriétaire du local de l’association, Sion Assidon, qui a avait passé au cours des années 70 douze ans de prison pour ses idées politiques.
«Quand ce ministère prit connaissance d’une association contre la corruption qui se préparait, on nous a sommés de nous mêler de nos affaires, la lutte contre la corruption était pour lui une affaire de l’Etat. Or, tout le monde sait que c’est une affaire d’abord de citoyens. Nous avions commencé dans l’illégalité, ou du moins sans avoir d’autorisation dûment libellée», se rappelle M. Assidon.
Le 6 janvier 1996, sans ce fameux récépissé l’autorisant à fonctionner en plein jour, TM, forte de ses 400 membres fondateurs, tient son assemblée générale constitutive, toujours au même local, au nez et à la barbe des autorités. Mais la nouvelle ONG quasi clandestine avait une couverture de taille : un collectif national contre la corruption, fort d’une quarantaine d’ONG travaillant dans différents domaines, servit de parapluie à ses actions. Lors de cette assemblée constitutive, une autre question de taille fut débattue : la nouvelle ONG devra-t-elle ou non s’impliquer pour ester en justice, se constituer partie civile dans les affaires de corruption qui lui seront révélées ? Ou devra t-elle simplement se limiter au travail de dénonciation, de plaidoyer (qui est le propre de Transparency international), de recueil de doléances et de production de rapports périodiques sur la situation de la corruption dans le pays ? «C’est cette deuxième position, votée à la majorité des membres assistant à cette assemblée, qui a prévalu, au grand dam de quelques membres, dont Mehdi El Mandjra et Ahmed Snoussi alias Bziz», indique M. Assidon. Le premier d’ailleurs a claqué la porte, criant au complot, et dénonçant la volonté de certains de «monopoliser» la nouvelle ONG.
Sans récépissé, TM poursuivit tout de même son combat, tout en réalisant des partenariats avec des ministères. En 1998, c’est avec Ismaïl Alaoui, ministre de l’éducation nationale, que TM signa une convention de partenariat. Etrange situation : Driss Basri, ministre de l’intérieur, faisait partie du même gouvernement et refusait de reconnaître l’ONG.
Il a fallu attendre 2004 pour que TM soit officiellement reconnue sous le gouvernement Jettou. Mais la consécration de l’association comme acteur incontournable en matière de dénonciation de la corruption s’est d’ores et déjà installée, et elle continuera de l’être. Elle ne ménagera aucun effort pour associer l’opinion publique à son combat, dont des activités artistiques et littéraires.
En 2011, l’ONG produit un passionnant ouvrage où se sont exprimés écrivains, poètes, dramaturges, plasticiens et professionnels de la communication. «Ce qui a permis à l’association de mieux porter ses messages au cœur de la société et d’en marquer durablement les esprits», conclut M. Filali.