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Société

Tazmamart, Agdez, Derb Moulay Chrif … transformés en musées de la mémoire

Le programme de la réparation communautaire et de la préservation de la mémoire, deux recommandations de l’IER, est lancé depuis plus d’un an par le CCDH.
Un premier appel à  projets de 14 MDH a été lancé en 2008 pour onze régions ayant souffert des années de plomb,
39 propositions ont été reçues.
Le Comité de pilotage planchera sur les projets, le 16 février, pour en choisir les meilleurs.

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Plus de trois ans après la fin des travaux de l’Instance équité et réconciliation (IER), où en est le Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH) dans la mise en œuvre de la réparation communautaire et de la préservation active de la mémoire, deux recommandations des plus importantes formulées par la commission de vérité marocaine ?
Avant de répondre à cette question, rappelons que l’IER, suivant en cela l’expérience d’autres commissions de vérité à travers le monde, a tracé la feuille de route de la mise en œuvre de ces deux recommandations. Pour la question de la préservation de la mémoire, le mieux, avait recommandé l’instance, est de transformer les centres de disparition forcée en lieux de  sauvegarde de cette mémoire, en hommage à ceux qui y ont succombé et aux survivants. «Dans le cadre du règlement définitif des effets de la disparition forcée, lit-on dans le rapport final, l’instance s’est attelée à l’élaboration d’une nouvelle approche pour la sauvegarde de la mémoire, qui propose la reconversion des anciens centres illégaux de séquestration ou de détention en projets productifs et capables de préserver la mémoire». Quant à la réparation communautaire, l’IER avait estimé que les réparations individuelles dues aux victimes (indemnisation financière, assurance maladie, réinsertion professionnelle) ne sont pas suffisantes, il faudra y intégrer la dimension collective d’indemnisation. «Certaines régions du Maroc, avait estimé l’instance, ont tellement souffert des séquelles des crises et de violence politique (Rif, Figuig, Moyen-Atlas, Zagora…) qu’elles méritent des programmes de développement socioéconomique et culturel».
Un appel à projets lancé en 2008, un autre le sera dans les semaines à venir
D’après nos sources, le chantier relatif à ces deux recommandations, après plus d’une année de travail d’exploration, est entre les mains du comité de pilotage. Ce dernier se réunira le 16 février, selon Ahmed Taoufik Zainabi, chargé du programme de réparation communautaire au sein du CCDH, pour choisir les projets les plus crédibles proposés par les coordinations régionales. Ce comité de pilotage est composé, rappelons-le, du CCDH, de quelques départements ministériels, des représentants de l’Union européenne, de la Fondation CDG et de l’unité de gestion du programme (UGP) chargée, elle, d’assurer la gestion technique, économique et financière du programme de la réparation communautaire. Les coordinations locales (partenaire important du CCDH) sont chargées, elles, de garantir la visibilité et la gestion technique du programme dans la région. Elles sont composées du CCDH, des autorités locales, des services décentralisés de l’Etat, des élus locaux et des associations partenaires du programme.
En juillet dernier, la Fondation CDG, agence d’exécution du programme de la réparation communautaire, a lancé un premier appel à projets à l’intention des associations locales des provinces ciblées : Tazmamart, le quartier Hay Mohammadi à Casablanca, Figuig, Zagora, Agdez, Tagounit, Kelaât Mgouna, Khénifra, Al Hoceima, Nador et Errachidia. Budget de l’opération: 14 MDH, cofinancés par l’Union européenne et l’Agence de développement des provinces de l’Oriental. Cet appel vise, selon ses initiateurs, à «atteindre l’objectif global du programme, notamment améliorer le sentiment d’équité et contribuer au développement des régions et des communautés victimes des violations passées des droits de l’homme». La fondation émettrice de l’appel a reçu 39 projets, une dizaine concerne la préservation de la mémoire. Le 16 février donc, le comité de pilotage choisira ceux qui auront respecté les trois axes de l’appel à proposition : le renforcement des capacités des acteurs locaux, notamment dans les domaines de la gouvernance locale, de la promotion des droits de l’homme et de la citoyenneté ainsi que des approches de développement. Deuxième axe : la préservation active de la mémoire par la réhabilitation des lieux de mémoire. Et, dernier axe : le soutien aux activités génératrices de revenus. Le montant des subventions, par projet, ne doit pas excéder 500 000 DH, ni être inférieur à 50 000 DH.
Deux ateliers consacrés aux deux bagnes, Tazmamart et Agdez
Un second appel à proposition sera lancé dans les prochaines semaines, d’un montant égal au premier (14 MDH), financé également par l’UE. Pour l’enveloppe financière globale consacrée à la restauration des anciens bagnes, on ne connaît pas encore le montant exact. On connaît cependant celui d’Agdez qui se chiffre à 8 MDH, consacrés aux travaux de réhabilitation, d’équipement et de fonctionnement. C’est Al Omrane, dans le cadre d’une convention signée par le CCDH et le ministère de l’habitat, qui a pris en charge l’étude d’expertise technique. Pour le cas de Derb Moulay Chrif, «il serait difficile actuellement d’évaluer le montant de la restauration de ce centre de détention, car il y a plusieurs volets dont le relogement de la population qui occupe encore les lieux», estime M. Zainabi (voir encadré). Notons que le budget global de la réparation communautaire est financé par l’UE (3 millions d’euros), la Fondation CDG (500 000 euros) et les collectivités locales (60 MDH).
Pour mieux affiner sa vision, le conseil a tenu, jusqu’à présent, deux ateliers sur la préservation de la mémoire. Le premier a eu lieu en décembre dernier, à Rabat, où on a débattu du cas du bagne de Tazmamart. En partenariat avec le Centre international de justice transitionnelle (CIJT), le CCDH y a invité  nombre d’acteurs associatifs et d’experts nationaux et internationaux. Bien entendu, il a été convié aussi à cet atelier un acteur incontournable, l’Association des victimes du bagne de Tazmamart (AVIBAT), la première concernée puisque ce sont ses membres qui ont pâti de ce centre de détention. Comment préserver la mémoire de ce bagne et réparer les injustices subies par le village de Tazmamart ? La question n’est pas encore tranchée, mais l’on regrette d’abord au sein de cette association la démolition en 2006 de ses cellules. «Une partie essentielle de la mémoire de ce bagne a été rasée. On aurait préféré que ces cellules soient sauvegardées en leur état, avec sur chaque porte le numéro qu’elle portait naguère», regrette Ahmed Marzouki, l’un des rescapés de ce bagne et auteur du best-seller Tazmamart, cellule numéro 10, celle-là même où l’auteur avait passé 18 ans. Qu’à cela ne tienne : dans cet atelier, l’une des propositions qui a eu l’approbation des anciennes victimes de ce bagne est de développer dans la région un tourisme rural qui fera connaître la localité et permettra à la population une activité génératrice de revenus. L’idée d’un gîte rural a été lancée et approuvée aussi par l’Association de Tazmamart pour la culture et le développement, une ONG créée dans la foulée pour essayer de mettre fin à l’isolement et à la marginalisation dont ont souffert les habitants de cette localité.
Le deuxième atelier sur la préservation de la mémoire organisé par le CCDH et le CIJT eut lieu à Agdez, dans la localité même qui a abrité l’ancien bagne, située à 65 kilomètres de Ouarzazate. Le 31 janvier dernier, plus de 150 personnes s’étaient rendues sur les lieux pour animer cet atelier, mais aussi visiter le bagne. Ancien palais appartenant au pacha El Glaoui, selon les investigations menées par l’IER, la bâtisse entourée d’une haute muraille existe toujours.  Le terrible centre de détention a vu passé quelque 400 prisonniers  entre 1976 et 1984. 32 y ont péri de froid, de chaleur, de faim, de torture, de morsure de serpents et de scorpions. L’IER, rappelons-le, a estimé à 173 le nombre de personnes décédées en cours de détention arbitraire et de disparition forcée entre 1956 et 1999.
Les étapes à venir ? Elles sont au nombre de quatre, estime M. Zainabi. D’abord, arrêter les modalités de cession des centres de détention au CCDH, celui d’Agdez par exemple est toujours propriété des héritiers El Glaoui. Puis, réaliser une  expertise technique en collaboration avec le ministère de l’habitat. Enrichir et compléter la perception finale de la préservation active de ces lieux de mémoire à travers une série d’ateliers (deux sont déjà tenus), et ce pour finaliser les propositions initiales tout en prenant en considération les points de vue des concernés. Et, dernière étape : la mise en œuvre des projets retenus. Le chemin, comme on peut le constater, est encore long. Mais d’ores et déjà, Ahmed Harzenni, président du CCDH, met en garde contre toute utilisation abusive de ces lieux de mémoire. «Préserver la mémoire pour préparer l’avenir, oui. Se lamenter sur elle, non. Nous devrons avant tout défendre les nobles idéaux pour lesquels se sont battus les victimes», a-t-il insisté lors de l’atelier d’Agdez.