Société
«Souk africain» de Casablanca : un petit univers aux couleurs subsahariennes
Situé à l’entrée de la Médina, le premier souk africain a remplacé l’ancienne friperie de Bab Marrakech. Sénégalais, Ivoiriens, Camerounais et Guinéens, femmes et hommes s’y sont installés depuis 2012. Ils tiennent des commerces de fruits, de cosmétiques, de tissus, ainsi que des salons de coiffure. Les affaires ne sont pas très florissantes, mais la débrouille et la solidarité permettent de tenir en attendant, pour certains d’entre eux, un transit vers l’Europe.

«Derrière les planches», quartier commerçant situé derrière le Hayat de Casablanca, ainsi appelé durant les années 1970-80, a subi une grande mutation. S’il était connu des jeunes à la recherche d’un Jean’s Wrangler ou Lewis, d’une chemise américaine ou encore de cigarettes, aujourd’hui il est devenu un «Souk africain». Couleurs, odeurs et musiques africaines créent une ambiance spéciale. Dans près d’une soixantaine d’échoppes, petites et étroites, sont commercialisés des produits alimentaires, des cosmétiques, des produits capillaires, textiles et habillement. Tout droit venus de pays d’Afrique de l’Ouest, ces produits sont importés, de façon informelle, par des particuliers et certains par des importateurs structurés. Sénégalais, Ivoiriens, Guinéens ou encore Camerounais tiennent ces commerces depuis 2012. Certains d’entre eux étaient des marchands ambulants et ont fini par s’installer dans le souk après sa rénovation louant ces échoppes à des propriétaires marocains. Les commerçants rencontrés travaillent, pour un grand nombre d’entre eux, pour le compte d’autrui : des amis ou des frères et sœurs arrivés au Maroc avant eux. Pour la plupart d’entre eux, le Maroc n’est qu’une étape devant les mener, si tout se passe bien, vers l’Europe. Mais en attendant, ils font du business dans ce souk, il faut le dire, bien particulier…
Particulier par ses odeurs, ses couleurs et ses musiques. L’aménagement des magasins est identique : leurs murs sont tapissés de produits d’hygiène et de beauté. En poudre, crème ou liquide, ces produits ne sont pas connus au Maroc. «Ils sont importés du pays et nous en expliquons l’utilisation aux consommateurs qui ne les connaissent pas», explique ce jeune Sénégalais, gérant la boutique de sa grande sœur. Sur leurs devantures, sont exposés les produits alimentaires. Certains en pots, en bouteilles ou dans des sachets sur lesquels on ne trouve que peu d’indications. Mais les commerçants sont disponibles et répondent, sourire aux lèvres, à toutes les questions. Et ils peuvent même, si on le souhaite, fournir des recettes et expliquer les modes de cuisson. Poudre de manioc, pâte de manioc, riz, couscous de manioc, huile palme, millet, pâte d’arachide et couscous sénégalais. Poissons et poulets braisés, poivrons, petites aubergines blanches, corète potagère (mloukhia sahraouia), bananes, épices variées et plantes médicinales sont également commercialisées. Dans les frigidaires, sont conservés au frais les divers jus confectionnés sur place, notamment le Bissap et le jus de gingembre. Les prix varient de 20 DH pour 400 g de millet à 50 DH pour un poisson fumé, le congre en particulier, ou un poulet entier et braisé. Les jus sont commercialisés à 5 DH le demi-litre. Ces produits variés sont achetés essentiellement par les Africains mais aussi, depuis quelque temps, par des Marocains. «Il s’agit des Marocains qui ont voyagé ou vécu dans certains pays d’Afrique comme le Sénégal ou la Côte d’Ivoire ou bien alors des familles qui emploient des femmes de ménage et des nounous africaines. Celles-ci leur préparent des plats de nos pays. Et ils découvrent la cuisine africaine qui ne plaît pas forcément ni automatiquement parce qu’elle est plus épicée et plus relevée que la cuisine marocaine», raconte le jeune commerçant sénégalais. Sont aussi clients de ces boutiques de produits alimentaires, les «restaurateurs», gérants des gargotes situées dans de même souk.
Tchep à base de poisson ou de poulet, Mafé et saca saca
Fatima, jeune Sénégalaise, arrive tous les matins à 7 heures. Soit trois heures avant l’ouverture du souk au public. Elle tient sa petite gargote depuis cinq années. «Je prépare, sept jours sur sept, le couscous au riz, le tchep, 18 à 20 kilos par jour pour le midi et une sauce à la viande ou au poulet pour le repas du soir. Tout ce que je cuisine est consommé par des clients subsahariens qui sont au souk avec moi ou alors qui travaillent ailleurs et des étudiants aussi. Mais j’ai aussi des clients marocains qui viennent découvrir les plats sénégalais ou ivoiriens», raconte Fatima, précisant qu’elle prépare aussi des lentilles et des haricots blancs à la sauce africaine. Sa cuisine rapporte-t-elle ? «Oui, hamdoullah. Je vis avec mes deux enfants. Les plats de tchep et de viande à la sauce sont vendus à 25 DH. Lentilles et haricots à 10 DH», nous apprend-elle. Un peu plus loin, dans une autre gargote, deux jeunes Ivoiriennes s’affairent, assises sur des tabourets en plastique, à proximité de grandes marmites bouillonnant sur des camping-gaz. L’une nettoie du poisson et l’autre épluche les carottes, les pommes de terre douce et des aubergines après avoir plié les feuilles de manioc. «Il faut être prêtes pour 13 heures, et chaque jour c’est comme cela. Nous préparons le mafé et le saca saca pour nos clients essentiellement subsahariens. Les Marocains ne sont pas nombreux, ils viennent de temps à autre, mais ne sont pas réguliers. Parfois, certaines femmes viennent demander des recettes et acheter des produits pour les essayer chez elles. Je donne, parfois quand je suis de bonne humeur, les ingrédients et les recettes, mais rarement parce que je veux qu’elles viennent chez moi pour que je gagne ma vie (rires)», raconte l’une des femmes ivoiriennes. A quelques mètres, une jeune Sénégalaise tient une petite cafète, elle y prépare de la bouillie de millet et des sandwiches à base d’œufs et de poivrons. «Tous les commerçants du souk achètent ma bouillie faite de millet, de sucre et de lait. Et beaucoup de Marocains, des commerçants du coin, viennent aussi. Et ils adorent ma bouillie commercialisée à 10 DH le bol», raconte-t-elle en soulignant qu’elle n’est au Maroc que depuis une année et qu’elle souhaite partir en Europe. Comme plusieurs commerçants de ce souk qui n’est, semble-t-il, pour eux qu’un point de chute temporaire. En tout cas, c’est ce qu’il en est pour Maria, jeune coiffeuse guinéenne, gérant un petit salon depuis trois ans. «Je fais des tresses, des rastas, des manucures, je place des faux ongles et des faux cils. Mes prix sont convenables, ils se situent entre 50 DH pour les faux cils, 100 DH pour une manucure et 200 à 250 DH pour le tressage de cheveux et la pose d’extensions avec des mèches», confie-t-elle en notant, quand même, que son affaire n’est pas juteuse : «Les clientes ne sont pas nombreuses. Par exemple, la demande de manucures est saisonnière, notamment en été, ce qui nous fait du chiffre d’affaires en moins et il y a de plus en plus de concurrence ici». Maria confie qu’elle va bientôt rentrer au pays : «Ma famille a besoin de moi, je dois les aider et de plus je viens d’apprendre que mon père est malade. Je vais rentrer et faire aussi de la coiffure là-bas…».
Rentrer au pays ? Il n’en est pas question pour ces deux vendeurs ambulants de café. «Nous sommes là depuis quelques mois et nous comptons partir en Europe parce que les opportunités de travail sont plus intéressantes. Mais en attendant, nous vendons du café. Le café Touba, très connu en Afrique», disent-ils en insistant pour raconter la petite histoire de ce café : on l’appelle Touba en rapport avec la ville sainte de la confrérie des Mourides : la ville de Touba au Sénégal.
Les loyers de 800 DH en 2012 flambent depuis 2017…
À sa création le café Touba était bu par les Mourides lors de commémorations religieuses. Aujourd’hui, c’est l’un des cafés les plus consommés en Afrique et même ailleurs car on en trouve dans la plupart des grandes villes du monde entier. Il a été introduit au Sénégal par le Cheikh Ahmadou Bamba, dit Khadimoul Rassou, qui était un théologien, poète, juriste musulman, soufi et résistant pacifique au Sénégal durant le 19e siècle. Il est arrêté, enfermé dans la prison de Saint-Louis, puis condamné à l’exil au Gabon, en 1895. Et c’est au Gabon qu’il découvrira le café Touba qui s’appelait à l’époque café Saf. L’histoire veut qu’il ait remarqué le changement de comportement des colons français du Gabon quand ils buvaient ce café fort : ils devenaient alors beaucoup plus dynamiques. Il pensa ainsi que cette boisson aux vertus dynamisantes serait très utile pour lui et ses disciples. Les vertus énergisantes de cette boisson, composée de café arabica que l’on aromatise avec du poivre de Selim, sont des arguments commerciaux de taille avancés par les deux jeunes cafetiers. Chaque matin, ils arrivent au souk, dans un petit espace situé entre deux échoppes, pour préparer leur café, le mettre dans les thermos et le vendre dans les rues et les quartiers avoisinants. Le café est vendu sucré à l’avance, trop même pour les Marocains. Le gobelet est à 3 DH. Des beignets sont également proposés au prix de 2 DH. Le café est aussi proposé en sachet à 80 DH le kilogramme.
Ce café est très apprécié par Aminatou, vendeuse de tissus. La tasse fumante entre les mains, elle raconte cette tranche de sa vie au Maroc: «Je suis là, avec ma jeune sœur, depuis 2007. J’ai fait du commerce ambulant de produits cosmétiques avant de me spécialiser dans le tissu. Parce que j’ai constaté que la demande existait localement. Les Marocaines aiment nos tissus et les font venir du Sénégal via des particuliers qui se déplacent souvent et régulièrement à Dakar et même en Mauritanie». De là est partie son idée d’importer des tissus et de louer un magasin. L’offre est diversifiée : des tissus bariolés à 50 DH et le célèbre Bazin, appelé Jim au Maroc, très demandé pour confectionner des jellabas et des gandouras. Certaines l’utilisent également pour faire des draps et des nappes. «Nous avons le Bazin de qualité qui coûte 1 000 DH les 3 mètres et le Bazin de moindre qualité qui est vendu à 100 DH les 3 mètres. C’est ce dernier qui est le plus demandé parce que accessible. Cependant, il y a les connaisseuses, notamment des couturières, qui achètent le Bazin de qualité», raconte Aminatou dont le commerce semble florissant. Toutefois, cela ne lui fait pas oublier la cherté du loyer dans ce souk africain. Variant de 500 à 800 DH en 2012, le loyer des magasins, d’une superficie de 1,5 à 3 mètres, a grimpé depuis 2017. Il se situe actuellement entre 2500 et 3000DH et atteint même 5 000 DH pour les boutiques ayant une façade sur le boulevard. «C’est excessif ! Car, à ce loyer il faut ajouter la facture d’électricité qui peut aller jusqu’à 600 DH par mois, 70 DH pour le gardiennage et le nettoyage et l’achat de l’eau, parce qu’il n’y a pas de raccordement à l’eau courante qui est indispensable pour les restaurateurs», déplore Aminatou qui ne manque pas de souligner, par ailleurs, que la majorité des commerçants africains, faute de papier, ne peuvent avoir un contrat de bail. «Ce qui nous laisse à la merci des propriétaires des boutiques qui nous demandent régulièrement des augmentations de loyer et si nous refusons, les magasins sont loués, le jour même, à d’autres africains prêts à en payer le prix demandé ! La vive concurrence dans ce souk et le flux migratoire expliquent l’évolution des loyers», raconte Maria, la coiffeuse guinéenne. Elle a dû augmenter deux fois son propriétaire pour pouvoir garder son petit salon de coiffure.
