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Société

Psychiatrie : à  peine un lit pour 16 000 habitants

En 2003, le Maroc offre 1 900 lits d’hospitalisation à ses malades,
contre 40 000 en France.
Il dispose en tout et pour tout de 250 psychiatres pour soigner tout le pays,
contre 12 500 en France.
La dépression est la principale pathologie.
Les Marocains consultent davantage : 250 consultations par jour, réparties
entre hôpitaux généraux et psychiatriques.

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Ne dites plus psychiatrie, mais «santé mentale» ! Simple effet de mode ou évolution profonde de la discipline, le concept de psychiatrie est, au Maroc comme ailleurs, de plus en plus délaissé au profit d’une «santé mentale» qui a l’avantage de remettre le psychisme à sa vraie place : l’un des moteurs de la médecine et, au-delà, de toute la société.

Le nombre de lits de psychiatrie est en perpétuelle diminution
Ce n’est pas le Pr. Driss Moussaoui, directeur du CPU (Centre psychiatrique universitaire Ibn Rochd à Casablanca), qui dira le contraire : «Je ne veux pas psychiatriser les problèmes de la société marocaine, mais regardez autour de vous : les troubles du psychisme pèsent énormément sur l’évolution du pays, au moins autant que les problèmes purement organiques». L’évolution de la psychiatrie vers la santé mentale vise, de toute évidence, à intégrer la spécialité dans le contexte socio-culturel et politique du pays. Un psychiatre, membre de la Ligue pour la santé mentale, le confirme en aparté : «D’après nos études, le divorce touche près de 7 % de la population marocaine. Et, rien que sur Casablanca, 2,4 % des individus souffrent d’un abus d’alcool, alors que 1,8 % consomment excessivement du cannabis et autres petites drogues. Le fait est que beaucoup de ces divorces et de ces cas de toxicomanie, sont dus, au départ, à un problème purement psychique : la dépression». A l’hôpital Ibn Rochd, une jeune psychiatre a mené une enquête intéressante sur les troubles du «post-partum» (la période suivant les accouchements). Il en ressort qu’une Marocaine sur cinq souffre de dépression aiguë suite à son accouchement !
La dépression, maladie vedette de la psychiatrie, touche 10 à 20 % selon les estimations livrées régulièrement par les experts de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Son traitement ne relève plus du seul psychiatre, mais aussi du médecin généraliste. Est-ce le cas, au Maroc ? «Oui, nous répond un psychiatre du privé, mais le problème se pose quand la dépression exige une hospitalisation. Là l’on se rend compte que les places sont rares».

230 lits à Casablanca pour 4 millions d’habitants…
En 2003, le Maroc de la psychiatrie offre, en tout et pour tout, 1 900 lits d’hospitalisation à ses malades (40 000 en France). Un chiffre ridicule. Casablanca, métropole de 4 millions d’habitants, compte exactement 230 lits. Et encore! ces 230 lits sont répartis entre le CPU, l’hôpital de Mohammédia et le centre de Tit Mellil. Par comparaison, Alger offre 700 et Tunis 800 lits. Une ville comme Le Caire dispose de pas moins de 10 cliniques privées, consacrées exclusivement à la psychiatrie.
Le Maroc tout entier ne possède aucune clinique privée spécialisée dans la psychiatrie. Pendant très longtemps, les hospitalisations en clinique privée se réduisaient à la seule clinique (de traumatologie !) de Mers Sultan, à Casablanca. Depuis deux ans, la clinique Dar Salam, toujours à Casablanca, offre un service «chaud», celui des urgences psychiatriques. Ces deux cliniques, qui représentent les seuls recours, sont pourtant pluri-disciplinaires…
Le plus étrange, c’est que le nombre de lits de psychiatrie est en perpétuelle diminution. 1 900 seulement pour tout le Maroc alors que, hier encore, et pour le seul centre de Berrechid, il y en avait quelque 2 500. Explication du Pr. Moussaoui : «Le centre de Berrechid a été construit à partir des années 20. Il est devenu, au fil du temps, un lieu d’internement où les malades ne venaient pas pour être soignés, mais pour vivre. Imaginez quand des gens, après 30, 40 ou 50 de “vie” dans le centre sont lâchés dans la nature…». La vocation controversée du centre de Berrechid lui a valu, en tout cas, la perte progressive de ses lits. A chaque départ d’un malade, pour une raison ou pour une autre (fuite, décès, simple remise en liberté), son lit était détruit. Résultat : le centre ne compte plus qu’une centaine de lits ! Et ce n’est pas fini, la politique officielle de l’Etat visant, vraisemblablement, la fermeture définitive de ce centre.

1 MDH d’investissement pour le CPU de Casablanca, un des meilleurs d’Afrique
Ces données effarantes sur l’infrastructure psychiatrique au Maroc augmentent la pression qui pèse déjà sur les praticiens. Deux cent cinquante psychiatres seulement pour soigner tout le pays (12 500 en France), en plus de 50 psychologues. Soixante-dix psychiatres pour le secteur privé. Et seulement 8 pédo-psychiatres (psychiatres de l’enfant), pratiquement tous dans le service public. A côté, le nombre d’infirmiers franchit à peine les 600. Alors que les assistantes sociales, dont la présence est pourtant indiquée pour les troubles mentaux, sont au nombre de cinq seulement !
Pour pallier ces carences qui font qu’un trou béant sépare désormais le Maroc de ses voisins, des réalisations ont été faites. A Salé et à Casablanca, notamment, des progrès ont été effectués au niveau des hôpitaux universitaires. Le CPU de Casablanca, par exemple, est l’un des meilleurs d’Afrique et du monde arabe. Régulièrement amélioré grâce aux dons des mécènes et à l’aide d’ONG internationales, le CPU vient de bénéficier, d’après son directeur, d’un investissement record de plus d’un million de dirhams, provenant du CHU de la ville. Mais le plus gros de l’équipement reste l’affaire des mécènes : 280 m2 de surface couverte, une unité de consultations externes, une grande bibliothèque…
«N’oubliez pas, prévient le Pr. Moussaoui, que la psychiatrie, qui est à la confluence de la culture, de la religion et même de la politique, reste d’abord l’affaire de toute la société». Une façon de dire que les psychiatres font leur part de boulot, et que beaucoup de choses peuvent être améliorées par les efforts de tout un chacun. A preuve, beaucoup de traumatismes et autres troubles psychiques de l’enfant, de l’adolescent et même de l’adulte sont consécutifs… à la circoncision. Oui, vous avez bien lu. Le Pr. Moussaoui s’appuie sur une étude faite par un médecin de son équipe, le Pr. Kadiri, pour le confirmer : «L’enquête a montré que plus l’âge de la circoncision avançait, plus les troubles (insomnies, peurs, phobies, troubles de la concentration, échecs scolaires…) sont importants. Le problème est pourtant soluble. Au Maroc, la moyenne d’âge pour la circoncision est comprise entre 3 et 4 ans. C’est beaucoup. Dans plusieurs pays du Proche-orient, comme la Syrie ou l’Egypte, la circoncision est pratiquée à partir de huit jours». Et voilà une croyance «culturelle» (scientifique, et religieuse) qui tombe à l’eau. «Scientifiquement, reprend Moussaoui, la circoncision peut se faire dans les premiers jours suivant la naissance, c’est là qu’elle est, psychiquement et physiquement, la moins traumatisante. Religieusement aussi, puisque le Prophète nous explique dans la chronique de sa vie (Assira annabawiya) comment la circoncision de Hassan et Houssein s’est faite à l’âge de 8 jours».

Le XXIe siècle sera mental
La journée annuelle sur la santé mentale organisée récemment par la Ligue pour la santé a été placée sous le thème : «Le XXIe siècle sera mental». Allusion y est ainsi faite aux nombreuses collisions de la santé mentale avec les terrains chauds de la société : société, politique mais aussi sécuritaire (lire encadré). Le Maroc y vient, mais tout doucement. Après tout, le plan d’action national pour la psychiatrie, sorte de charte qui établit les consensus officiels en la matière, n’existe que depuis 1974. Aujourd’hui, les Marocains sont moins frileux envers la psychiatrie : 250 consultations par jour, réparties entre les hôpitaux psychiatriques et les hôpitaux généraux. Ces chiffres pourraient exploser si, pour commencer, l’infrastructure existante était moins indigente.
«Pour bien fonctionner, nous rappelle le Pr. Moussaoui, un centre psychiatrique ne doit pas excéder les 100 à 120 lits d’hospitalisation. Multiplier les centres et les services, en intégrant ces derniers aux hôpitaux de médecine générale, voilà ce qu’il est possible de faire dès maintenant»