Société
Privées des indemnités de cession des terres collectives : l’Intérieur leur rend leurs droits
Une circulaire du ministère met enfin les hommes et les femmes sur un pied d’égalité lors de cessions de terres appartenant à la «soulala» (tribu).
Les femmes «soulaliyates» auront, elles aussi, droit à une compensation en cas de cession de ces terres.
Les indemnisations ne seront plus distribuées dorénavant si sur la liste des ayants droit ne figurent pas des femmes.
C’est par la force d’une circulaire du ministère de l’intérieur, rendue publique le 24 octobre dernier et signée par le ministre lui-même, Taïeb Cherkaoui, qu’une injustice a été enfin levée. La circulaire met les hommes et les femmes sur un pied d’égalité lors de cessions de terres appartenant à la soulala.
La circulaire stipule tout d’abord que les femmes soulaliyates de tout le pays ont droit à des indemnités, sous forme de lots de terrains ou de sommes d’argent, en cas de cession de terres collectives. Elle stipule aussi que les indemnités reçues par les femmes et les hommes sont les mêmes. La circulaire apporte une disposition de taille, le caractère d’obligation juridique puisque les indemnisations ne seront plus distribuées dorénavant si sur la liste des ayants droit il n’y a pas de femmes. «La situation actuelle des femmes soulaliyates va à l’encontre de l’évolution des droits des femmes que le Royaume a connue… Ainsi qu’avec les accords internationaux que le Maroc a ratifiés dans les secteurs des droits de l’homme et l’élimination des discriminations à l’égard des femmes», peut-on lire dans la circulaire. «Cette circulaire est d’une importance capitale. Surtout que le ministre n’a pas manqué de demander aux autorités locales de sensibiliser les nouabs (élus de la tribu) pour s’inscrire dans ce processus. La prochaine bataille, c’est sur le terrain des mentalités qu’il faut la mener», se réjouit Khadija Ouldmou, une des responsables de ce dossier au sein de l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM).
Conférences, sit-in et actions en justice
Si le dossier des soulaliyates a connu cet heureux dénouement, c’est grâce à la lutte conjointe menée par les femmes soulaliyates et l’ADFM. Cette association est l’ONG la plus active dans la lutte pour le droit des femmes soulaliyates à l’usufruit ou à la compensation en cas de cession de leurs terres. Depuis avril 2007, ses membres ont multiplié enquêtes et descentes sur le terrain pour se faire une idée plus précise de ce problème. «Ce qui nous avait choqués, c’est que des femmes mariées, et avec des enfants, étaient privées du droit à la compensation alors que des garçons de 16 ans et non mariés étaient éligibles au statut d’ayants droit», se rappelle une des militantes de l’association. Commence alors un véritable combat. Tout d’abord contre les «nouabs» de la jmaâ (sorte de Conseil de la tribu) qui sont les interlocuteurs de la tribu devant le ministère de l’intérieur.
«Les premiers mois, c’était très dur. Nous avons quand même poursuivi notre combat, aidées en cela par de formidables femmes soulaliyates», se souvient Khadija Ouldmou. Ni l’attitude négative des «nouabs», ni l’indifférence de la direction des affaires rurales qui relève du ministère de l’intérieur n’ont en fait découragé les militant(e)s de cette association. Cette dernière, qui s’est battue par le passé, à côté d’autres ONG, pour une Moudawana plus juste envers les femmes, prend à bras le corps le dossier des femmes soulaliyates. Elle les associe à cette lutte en les formant aux techniques de communication et du plaidoyer, bref, au militantisme de base. En parallèle, l’AMDH multiplie conférences et sorties médiatiques afin de sortir la cause des femmes soulaliyates de l’ombre. Elle s’associe avec d’autres associations, comme l’Association marocaine des droits humains (AMDH) ou encore le Forum des alternatives, organise des sit-in face au Parlement avec la participation de centaines de femmes soulaliyates venues des quatre coins du Royaume et introduit même des actions en justice. Une stratégie qui ne tardera pas à porter ses fruits. Un premier dénouement a eu lieu le 23 juillet 2009 quand le ministère de l’intérieur a adressé au wali de la région de Gharb-Chrarda-Béni Hssen une circulaire l’invitant à inscrire les femmes sur les listes des ayants droit, au même titre que les hommes, pour qu’elles puissent bénéficier des terres en cours de cession. Une première victoire, puisqu’en novembre de la même année, 792 femmes soulaliyates dans la région du Gharb (la Kasbah de Mehdia) ont pu bénéficier, pour la première fois, des indemnités relatives à la cession des terres. A Sakniya, dans le Gharb aussi, les femmes ont pour la première fois été inscrites sur la liste des ayants droit. «Nous sommes optimistes. Mais nous avons encore des problèmes avec les nouabs qui font de l’obstruction», explique Milouda, qui habite à Sakniya. La dernière circulaire du ministère devrait en principe apporter une solution définitive à ce dossier.
Une assiette foncière de taille
Il faut dire que le dossier des terres collectives est un véritable casse-tête chinois. Les terres collectives, ce sont 12 millions d’hectares répartis sur 48 provinces et préfectures. Ce sont aussi 4 631 collectivités ethniques regroupant 2,5 millions d’ayants droit et une population totale estimée à près de 10 millions d’habitants. Ce sont des terres que l’on trouve partout au Maroc. Ces terres ont toujours été gérées pendant des siècles par le «orf» (lois coutumières). Des terres qui ne pouvaient être ni vendues ni louées. Elles étaient exploitées par le biais de l’usufruit ou de la jouissance du revenu de ces terres par les ayants droit. L’arrivée des Français va changer la donne. Le dahir de 1919 instaure la tutelle de l’Etat par l’intermédiaire du ministère de l’intérieur. Le conseil de tutelle voit ainsi le jour. Il regroupe des représentants du ministère de l’intérieur et ceux du Commissariat aux eaux et forêts. Le dahir stipule également le rôle des nouabs, les représentants de la jmaâ, dans l’établissement de la liste des ayants droit. Il y aura, par la suite, la loi du 19 mars 1951 qui autorise la cession des terres situées dans des territoires urbains ou dans les périphéries des villes. Ensuite, la loi de juillet 1969, plus connue sous le Code des investissements agricoles, transforme les terres communes se trouvant en zones d’irrigation en terres melk indivises. On trouve également la circulaire 333 qui accompagne l’expansion des centres urbains durant les décennies 1970 et 80 du siècle dernier. Elle précise les modalités de cession des terres. Constante historique : les femmes ont toujours été exclues de l’usufruit et de leur droit aux terres collectives. Dans le Gharb, beaucoup plus qu’ailleurs, la problématique des terres collectives, et donc des femmes soulaliyates, se pose de manière accrue, à Haddada, Mehdia, Oulad Oujih et à Sakniya. Sakniya est une zone située à la périphérie de Kénitra dont les terres sont cédées régulièrement aux promoteurs immobiliers et à des opérateurs étatiques. Les femmes soulaliyates ont toujours été privées de ce droit, ce qui a eu pour conséquence leur marginalisation. Expulsées de leurs terres, elles ont souvent trouvé refuge dans les nombreux bidonvilles que compte la région, alors que leurs frères ou leurs pères vivent dans des conditions «décentes» grâce aux indemnités reçues à chaque cession de terres. «Nous avons vécu dans des conditions difficiles à cause de l’injustice de nos propres frères ou pères et des nouabs. Maintenant, ces nouabs seront forcés de nous intégrer dans les listes des ayants droit. Aujourd’hui, nous demandons à faire partie de ces représentants de la tribu afin de mieux négocier le prix de cession des terres de nos ancêtres», dénonce Milouda. Exclues de ce processus depuis toujours, les femmes soulaliyates ne veulent plus subir la loi de l’arbitraire. D’autant plus que les nouabs ne semblent pas jouer le jeu. «Les noms des ayants droit femmes n’ont été inscrits qu’à la dernière semaine de novembre. Les nouabs n’ont pas jugé bon de publier la liste. Il paraît qu’ils ont ajouté les noms de mineurs et de femmes qui ne font pas partie de la soulala. Ce n’est pas normal», s’insurge Rachida, une soulaliya d’Ouled Oujih. Dans un pays comme le nôtre où plusieurs lois existent sur le papier, mais sont encore en attente d’application, la circulaire des femmes soulaliyates risque de subir le même sort. «Nos prochaines actions seront sur le terrain afin de faire face aux éventuels abus des nouabs. Pour nous, la circulaire, ce n’est que le début d’un autre combat», conclut fermement Khadija Ouldmou. Chapeau bas mesdames !