Société
Phénomène du buzz : quand l’émotion tue l’information
Plusieurs médias ont surfé sur la vague du buzz «Ikchwan Iknwan» pour doper leur audience. Ce phénomène remet en cause le discernement des citoyens et la qualité du contenu informationnel… Les grands sujets sont noyés par les déclarations futiles. Les médias traditionnels appelés à se réinventer.

Le buzz «Ikchwan Iknwan» a emballé tous les réseaux sociaux et a crée une chaîne de solidarité avec Mustapha Sadik. Personne jusque-là anonyme devenue, subitement et curieusement, un héros du jour au lendemain. Tout a commencé avec ce micro-trottoir, diffusé par la web-TV Chouf Tv sur la grippe H1N1, ayant atteint plusieurs personnes au Maroc. Interrogé, Mustapha Sadik a écorché l’appellation de cette maladie, en disant «Ikchwan Iknwan». Cette expression est, depuis, largement reprise par un grand nombre de citoyens. Et le buzz de cette vidéo est, depuis une semaine, renforcé par la vente de T-shirts portant cette appellation de la grippe devenue désormais populaire.
L’histoire de Mustapha Sadik et de sa fiancée Aya a donc fait le tour de la Toile et a ému, selon plusieurs sources, les Marocains. Mais, il faut dire que ce buzz en a aussi révolté plus d’un. Comment une déclaration aussi futile et vide de tout contenu peut-elle faire autant de bruit ? Comment expliquer ce phénomène de buzz, initialement un outil de marketing, qui atteint actuellement toutes les sphères de la société et favorise également la notoriété de certains individus: people, politiques, militants, artistes ou encore anonymes ?
La manipulation, un exercice aisé en l’absence d’alternatives
Les buzz sont largement relayés par les réseaux sociaux et les médias alors que, le plus souvent, leur contenu laisse à désirer et n’est pas forcément informatif. Se répandant par tous les canaux de communication, ce type de contenu a engendré, durant ces dernières années, une véritable transformation dans le monde de l’information. «L’enjeu fondamental de l’ensemble, aujourd’hui, est comment susciter suffisamment d’émotion en vue de créer l’événement et d’“affoler” la Toile. On assiste même à la création d’une multitude de sites dédiés à cela. Ces sites créent leur propre lexique, de nouvelles règles de composition du message adaptées à leur vocation. L’idéal – type de cette manière de procéder dans la communication-est le site américain BuzzFeed. Ses responsables exploitent le fait que les nouveaux supports de l’information et de la communication permettent une diffusion rapide et économique. Dans ce sens, le buzz est une nouvelle stratégie conçue pour orienter et manipuler l’imaginaire collectif», explique le sociologue Ahmed El Motamassik. Une manipulation qui est devenue, selon des spécialistes en communication, un exercice aisé en l’absence d’alternatives. Constat confirmé par M. Al Motamassik qui tient à souligner que «pour contrecarrer cela, il est impératif d’éduquer le goût du citoyen et de construire un esprit critique sain et objectif. De ce point de vue la télévision peut jouer un rôle décisif dans ce domaine». L’audiovisuel, et en particulier la télévision, est sérieusement pointé du doigt à chaque fois que l’on aborde la problématique des web-TV et des buzz. Faible qualité des programmes, manque de professionnalisme et absence de proximité des téléspectateurs. Ce qui explique que le les citoyens, toutes tranches d’âge confondues, s’orientent de plus en plus vers ces canaux de l’information émotionnelle et du voyeurisme.
Neuf Marocains sur dix ne sont pas satisfaits de la qualité des programmes télévisés
Selon la dernière enquête, réalisée en 2016, par l’Association marocaine pour la protection des téléspectateurs, neuf Marocains sur dix ne sont pas satisfaits de la qualité des programmes. Ce qui revient à dire que la télévision ne joue plus son rôle éducatif et confirme l’absence d’alternatives notamment des programmes de proximité et des programmes éducatifs. Selon des membres de l’Association marocaine pour la protection des téléspectateurs, «nous subissons depuis les 10 ou 15 dernières années, la médiocrité des programmes de la télévision. Ce qui a poussé les téléspectateurs à switcher vers les chaînes étrangères satellitaires. Preuve en est le taux d’audience des chaînes nationales qui ne dépasse pas 10% !». Au-delà de la forte audience des chaînes étrangères, la défaillance des télés nationales a par ailleurs favorisé l’apparition et la multiplication des web-TV. Ces télévisions, non contrôlées pour l’heure, font, selon des spécialistes de l’audiovisuel, «dans la mauvaise information, la désinformation, la manipulation des citoyens via des dénigrements, des rumeurs, des fake-news. Le champ leur est totalement ouvert et elles nourrissent ainsi la médiocrité !». Par ailleurs, il est à noter que l’actuelle course au buzz ne vise pas prioritairement à informer, mais plutôt à attirer l’attention sur son émetteur. Ce qui pourrait, selon des spécialistes de la question, conduire à une déliquescence du journalisme qui entrerait alors dans la «buzzocratie» informationnelle où le buzz règne en maître.
Pour éviter cela ou du moins le contrecarrer, sociologues, associations des téléspectateurs et spécialistes en communication appellent unanimement à «la réorganisation de ce secteur en vue d’une amélioration de la qualité par deux canaux essentiellement, d’une part, le contrôle des web-tv, et, d’autre part, l’ouverture du secteur télévisuel au privé comme cela s’est fait pour la radio et a donné, d’ailleurs, de bons résultats». Ouvrir donc la voie à des télés privées, comme cela s’est fait en 1989 avec la création de 2M, peut être envisagé comme un moyen de réhabilitation de la télévision, largement boudée par les téléspectateurs, dans son rôle éducatif.
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