Société
Parcours des soins coordonnés : Un circuit en mal de fluidité
En vigueur depuis 2007, le parcours des soins coordonnés dans le secteur public souffre de plusieurs dysfonctionnements. Ils sont nombreux à juger inutile le passage obligatoire par le centre de santé. Certains n’hésitent pas à donner un bakchiche ou simuler un malaise pour accéder directement à l’hôpital.

Fatima, on l’appellera ainsi, est suivie, depuis trois années maintenant, par un ORL à l’Hôpital du 20 Août de Casablanca. «J’ai une sinusite et je fais des otites répétitives depuis plusieurs années. Au début, j’allais au centre de santé de mon quartier où le médecin me prescrivait des médicaments à chaque fois que je faisais une otite. Mais, à un moment, comme les récidives étaient fréquentes et rapprochées, le médecin du centre m’a donné une lettre et m’a adressée au service ORL de l’hôpital pour voir un spécialiste. Celui-ci m’a demandé de faire des radios et des analyses avant de prescrire des médicaments. Aujourd’hui, j’ai un traitement que je prends dès le mois d’octobre et je fais des consultations régulières». Cette patiente a suivi le circuit des soins coordonnés même si elle dit «ignorer ce que cela veut dire. Pour moi, le centre de santé m’a adressée à l’hôpital, parce que le médecin ne pouvait rien faire pour ma maladie !». Ce parcours, mis en place, depuis 15 ans maintenant, dans le secteur public est basé sur une coordination des soins et services de santé offerts aux assurés par un médecin traitant, médecin généraliste, médecin de famille placé à l’entrée du système de santé. Nommé Gatekeeper dans les pays anglo-saxons, le médecin de famille ou traitant a pour rôle d’assurer le premier niveau de recours aux soins, coordonner le suivi médical, accompagner et orienter le patient dans le parcours de soins, gérer le dossier médical, assurer en coordination avec le médecin spécialiste le protocole de soins pour une affection de longue durée et assurer les actes de prévention personnalisée.
Dupliquer au privé
Ce circuit est en passe d’être mis en place dans le secteur médical privé. La loi-cadre 06-22, relative au système de santé, adoptée lors du Conseil des ministres en juillet 2022, devrait être votée lors de la prochaine session parlementaire. En attendant, il est utile de se pencher sur son fonctionnement dans le public.
Dans plusieurs centres de proximité visités à Casablanca, notamment dans les quartiers de Derb Soltane et l’Ancienne Médina, les patients ne sont pas très informés là-dessus. Ils sont nombreux à dire que «les centres de santé ne disposent pas de moyens nécessaires, sans compter les absences des médecins pour faire le travail dans de bonnes conditions et de nous prendre en charge ! C’est pour cela qu’ils nous demandent d’aller au CHU». Dans l’un des centres de soins de proximité à Derb Soltane, Mohamed, âgé de 75 ans, souffre d’asthme depuis plusieurs années et «ce n’est que pendant le confinement qu’une voisine infirmière à Ibn Rochd m’a pris rendez-vous et m’a accompagné chez un spécialiste avec qui elle travaille. Je suis venu plusieurs fois au centre de santé, le médecin me disait qu’il fallait voir un spécialiste, mais il ne m’a jamais orienté vers l’hôpital. Et comme je suis Ramediste je n’ai pas pu aller à un cabinet privé !».
Contourner le «long» circuit
Depuis 2020, Mohamed est suivi par un pneumologue et vient, chaque mois au centre de santé, récupérer sa Ventoline. L’octroi de ce médicament lui a été contesté par le médecin du centre: «La première fois, l’infirmière a refusé de me donner «Dwa» parce que je n’étais pas inscrit sur leur liste. Et pour l’être, il fallait que je sois adressé chez le spécialiste par le centre !». Et de poursuivre : «Les premiers mois de traitement j’ai moi-même acheté Ventoline et ma fille a dû venir avec moi et contester et leur dire que le médecin du centre ne m’avait jamais dirigé vers l’hôpital. Agacés par notre insistance (rires), ils ont fini par céder et m’inscrire sur la liste. A mon avis, l’Etat devrait informer le public sur les droits et sur ce circuit dont vous parlez».
Deux autres patients, rencontrés à l’Hôpital Moulay Youssef, ont rendez-vous au service de la gastrologie. L’un d’eux raconte son expérience : «J’avais souvent des crises, d’estomac ou de côlon, surtout pendant Ramadan, je ne sais pas trop. Lorsque je me rendais au centre de santé, on me donnait un calmant et le médecin me conseillait de faire attention à mon alimentation. Au bout de quelques temps, il m’a conseillé d’aller voir un spécialiste privé ou alors à l’hôpital. J’ai opté pour l’hôpital mais j’ai dû attendre 30 jours pour avoir un premier rendez-vous !». Pour ce patient, «la lettre donnée par le centre de santé n’activait pas la procédure et ne permet pas de bénéficier rapidement du circuit de soins. Il faut plusieurs allers et retours entre le centre de proximité et l’hôpital pour leur expliquer pourquoi j’ai été orienté à l’hôpital». Alors, selon lui, «pour pouvoir passer du généraliste du centre aux services spécialisés de l’hôpital, il faut souvent faire intervenir un piston, notamment une infirmière ou un agent de sécurité de l’hôpital qui sont en général des connaissances ou des voisins. Ou bien encore mieux, et plus efficace (rires) simuler une crise pour être rapidement pris en charge aux urgences et dirigé, si vous avez de la chance, vers un spécialiste. Après cette première consultation, la porte est ouverte pour un suivi régulier à l’hôpital».
Manque d’information
Dans les centres de santé, on affirme que les «patients sont dirigés, lorsque cela est nécessaire, vers les structures sanitaires adéquates, notamment les hôpitaux provinciaux, régionaux ou les CHU. Parmi les patients que nous recevons il y a deux types de personnes: ceux qui viennent consulter ici et suivent nos recommandations parce que nous n’envoyons pas automatiquement, sauf dans certains cas, les patients vers l’hôpital. Et il y a ceux qui exigent dès le départ une lettre pour aller à l’hôpital, car ils veulent passer impérativement une échographie ou une autre radio. Si on leur explique que ces examens exploratoires ne sont pas toujours nécessaires et qu’il faut attendre avant d’aller chez un spécialiste, ils nous traitent d’incompétents!». Et de poursuivre : «Nous avons eu des patients pendant la crise sanitaire qui voulaient être hospitalisés, alors que leur état de santé ne le nécessitait pas !». Dans les centres de santé et les hôpitaux, on estime nécessaire et impérieuse une campagne d’information pour sensibiliser les patients au circuit de soins dans le public et le rôle et l’utilité des unités de soins de proximité. Dans ces structures, les patients bénéficient d’une première prise en charge avant d’être dirigés, en cas de besoin, vers d’autres structures. «Si le patient n’est pas adressé à l’hôpital, c’est qu’il n’est pas nécessaire et non comme le pensent de nombreux patients, parce que le médecin du centre le refuse ou qu’il est incompétent ! Au Maroc, les patients sont friands des analyses, de la multiplicité des consultations, des explorations radiologiques et des prescriptions pharmaceutiques. Cela nous pose un problème au quotidien avec les malades et en particulier les femmes qui s’angoissent plus rapidement que les hommes au moindre petit souci de santé», explique le médecin d’un centre de santé.
L’attitude des patients et le manque d’informations font, selon ce même médecin, «que le parcours de soins coordonnés présente de nombreux dysfonctionnements et n’a pas encore épargné les hôpitaux d’un engorgement qui, aujourd’hui, peut être évité et permettre une prise en charge rapide d’un grand nombre de patients». De leur côté, les patients rencontrés estiment que «l’information doit commencer dans les centres de santé en premier lieu. Or, les responsables de ces centres ne sont pas disponibles ou sont absents !».
Mais le tableau n’est pas tout noir. Dans un centre de santé de Hay Mohammadi, plusieurs habitants du quartier connaissent le circuit et reconnaissent qu’ils sont souvent adressés à l’hôpital Mohammed V et puis parfois lorsque c’est nécessaire au CHU. Ils disent aussi savoir que «tous les soins ne peuvent certes pas être effectués dans les centres de proximité, mais il ne faut quand même pas brûler les étapes. On vient au centre d’abord et suivre les instructions des médecins. Cela permet une prise en charge personnalisée et d’éviter des dépenses inutiles» Un début de prise de conscience…
