Société
Mix City : la culture comme antidote contre le racisme
L’Association Racines et Al Halqa Forum ont choisi d’investir l’espace public par le biais d’une création artistique. Objectif de Mix City : lutter contre les préjugés qui touchent les Subsahariens au Maroc.

Une migrante subsaharienne enceinte qui se voit refuser l’accès à la maternité pour accoucher, un enfant issu du Cameroun, du Sénégal ou de la Côte d’Ivoire qui, faute de papiers en règle, ne peut pas poursuivre sa scolarité dans une école publique marocaine ou encore un chauffeur de taxi qui ne veut tout simplement pas prendre un client subsaharien, ce sont-là des scènes de vie plus ou moins récurrentes, à Casablanca, Rabat et dans les autres grandes villes du pays. C’est en essayant de pointer du doigt ces différentes formes d’injustice que l’Association Racines, en partenariat avec la troupe du «Théâtre de l’Opprimé» de Casablanca et l’Association «The Minority Globe», a lancé Mix City. Un projet qui prend la forme d’une pièce de théâtre, créée dans le style de la halqa afin de rentrer en interaction avec le public et pousser les gens à réfléchir sur ces situations-là.
Espace Maoka et permaculture
«L’expression artistique du théâtre de l’opprimé se veut porteuse de valeurs humaines avec une volonté de donner la parole aux citoyens au lieu d’être de simples spectateurs de leurs vies. Dans Mix City, nous partons du principe que les migrants subsahariens subissent des situations d’oppression et de racisme à l’école, dans la rue… Et qu’il fallait venir avec un spectacle qui puisse rendre justice à ces gens. Nous avons dès lors créé ce spectacle à partir de séances d’écriture où on s’est inspiré des expériences des comédiens eux-mêmes», explique Housni Almoukhlis, directeur artistique du théâtre de l’opprimé de Casablanca. La pièce de théâtre repose sur les principes du «Al Halqa Forum»: la troupe investit l’espace public afin d’échanger avec le public. Objectif : former les citoyens à être les acteurs du changement des situations qui les concernent. Au total, ils sont dix personnes, cinq Marocains et cinq migrants de l’Afrique subsaharienne (Sénégal, Ghana, Côte d’Ivoire, Cameroun et Nigéria) à avoir tenté l’aventure de Mix City et de lutter ainsi contre les préjugés à travers le théâtre de la rue.
Vendredi 1er mai. Alors que les travailleurs du Maroc et du monde entier célèbrent leur fête, la troupe de Mix City finalise son spectacle. C’est le dernier compte à rebours avant la confrontation avec le public. Les participants à ce projet ont choisi de s’exiler dans une résidence située à Bir Jdid, localité d’Oulad Abbou. Il s’agit de l’espace Maoka du nom du douar où se trouve la résidence. C’est là que musiciens, comédiens et danseurs ont finalisé créations musicales et chorégraphiques, ainsi que le montage de la pièce théâtrale. Un espace qui a une histoire que nous raconte Ali Wica, artiste et gérant de l’espace: «Maoka est un espace à la campagne dédié à l’expérimentation multidisciplinaire et à la créativité artistique. Il a été initié par un collectif casablancais d’artistes. L’espace accueille des résidences d’artistes, des ateliers, des expositions d’œuvres d’art, des projections vidéo, des performances artistiques ainsi que des rencontres et festivals multidisciplinaires». Mais plus qu’un espace de résidence artistique, Maoka est également une manière de vivre, une démarche qui vise à être le plus près de la nature. «Nous avons adopté un mode de culture agricole qui s’appelle la permaculture. Une culture sur butte qui s’appuie sur la diversité dans un même lieu, dans le respect de la nature et en s’inspirant du fonctionnement des écosystèmes et des savoir-faire traditionnels», ajoute notre artiste. Des valeurs d’éthique, d’autonomie et d’organisation participative que l’on ressent au contact d’Ali et de tous ceux qui sont en charge de cet espace.
Les comédiens, danseurs et musiciens de Halqa Forum semblent également s’imprégner de l’esprit de cet espace. «Nous avons passé un excellent séjour ici dans une ambiance positive. Il y a une bonne entente entre les membres de la troupe et la belle sensation de créer quelque chose d’utile pour la société», explique, enthousiaste, la comédienne Soukaina Benchekroun.
Contre le racisme et la hogra
La pièce de théâtre qui s’articule autour de trois sujets, ponctués par les interventions du joker de la halqa, a tous les ingrédients pour créer le débat. On y évoque, en darija et en français, plusieurs formes de discrimination et de racisme auxquels font face les populations subsahariennes vivant au Maroc. La question de la religion, des différences culturelles, de «l’odeur» supposée des Subsahariens, de la mendicité exercée par quelques migrants, tout y passe. L’humour est très présent comme lors de cette discussion dans le taxi où le chauffeur marocain, lui aussi de couleur, avoue ne pas aimer sa cliente camerounaise parce que son pays «a été la bête noire de la sélection marocaine, qui l’a privée entre autres de remporter la Coupe d’Afrique en 1988», mais également parce qu’elle est «Christiano», comprenez chrétienne !
Le décor est minimaliste: des tables qui font office aussi de valises selon les besoins des scènes. Une création musicale originale avec de la musique de l’Afrique subsaharienne, mais également du bon chaâbi. Des danses du Maroc et de cet ailleurs subsaharien, pourtant si proche puisque faisant partie du même continent. Des situations sont ainsi étalées devant l’audience et sont commentées, après, par le public présent. La pièce commence par un clin d’œil à l’art de la halqa à travers la fameuse scène de la boxe où le maître de cérémonie appelle les spectateurs à tenter leur chance contre le supposé boxeur professionnel. «On a ramené un boxeur du Ghana pour qu’il puisse s’intégrer avec nous», lance le joker à l’assistance. Et le comédien, joué par Reuben Oboi Yemoh, comédien, activiste et fondateur de l’association «The Minority Globe», lui rétorque : «Je ne veux pas boxer, je veux m’intégrer».
«J’ai choisi de travailler sur ce projet afin de réveiller la conscience des gens, les pousser à réfléchir sur les situations compliquées. La culture pour moi, c’est le meilleur moyen pour changer les mentalités», explique Reuben. Le joker fait office de maître de cérémonie, posant tout d’abord le débat, puis modérant par la suite les sorties des uns et des autres, comme dans une halqa traditionnelle. A l’espace Maoka, ce sont la famille et les amis d’Ali Wica ainsi que des habitants du douar qui s’improvisent spectateurs. Un avant-goût de ce que la troupe aura à faire face lors des spectacles qui débuteront à partir de début juin. «Il s’agit là d’une pièce de théâtre sur la hogra et l’injustice. On sait qu’on prend un risque en confrontant les Marocains dans l’espace public. Mais c’est un pari digne d’être tenté», souligne Housni Almoukhlis.
Les comédiens marocains de la pièce sont tous conscients de la portée du message et y adhèrent avec conviction. «C’est ma première participation dans le cadre du théâtre de l’opprimé. Moi, à la base, je suis toujours indignée quand je vois que des enfants, voire des personnes d’un certain âge, exercent un acte raciste sur un migrant subsaharien. L’objectif de ma participation est de lutter, à travers la culture, contre le racisme», souligne Manal Chahab, comédienne et danseuse. Quant à Soukaina Benchekroun, elle est surtout intéressée par l’interaction avec le public et le débat qui s’ensuivra. Reuben lui est près à apporter son témoignage, fruit de son expérience de la traversée vers le Maroc, sur les rêves de ces migrants, de l’Europe devenue inaccessible… Des histoires de précarité qui se terminent au Maroc, souvent dans des conditions loin d’être idéales. «On ne sort jamais de la traversée indemne. Moi, à travers cette expérience artistique, je veux discuter avec le public pour qu’il sache le degré de stress, de violence et autres privations qui sont le lot de la vie quotidienne des migrants. Et je suis sûr que nous allons nous entendre à la fin», ajoute Reuben. Douze spectacles sont prévus dans les espaces publics de Casablanca, Rabat, Agadir, Tanger, Fès et Nador. «Si on parvient à faire douter les gens sur leurs préjugés tout en leur proposant une belle création artistique, on aura réussi notre pari», conclut, souriant, Housni Almoukhliss.
