Société
Médecins bénévoles en zones rurales, ils racontent la souffrance au quotidien
Le monde rural souffre de l’inégale répartition des 17 000 médecins marocains.
Des médecins bénévoles sillonnent les régions les plus reculées pour donner des soins aux populations locales.
Cataracte, goitre, pathologies digestives
et pulmonaires, rhumatismes… sont
les pathologies les plus fréquentes.
«Difficile de voir un homme souffrir de maladie. Mais il est encore plus difficile de voir toute une population malade, isolée, et qui meurt à petit feu.» Le Dr Abdellatif Aboufirass, chirurgien installé à Marrakech, est bien placé pour émettre ce sombre diagnostic sur le monde rural marocain, qui souffre d’une sous-médicalisation effrayante. Le pays comptait en 2006 16 500 médecins – spécialistes et généralistes confondus -, pour une population de 30 millions d’habitants, soit un médecin pour 1800 habitants.
A titre comparatif, l’Algérie avance le chiffre de 45 000 médecins, la Tunisie celui de 29 000 médecins. Si l’’OMS avance la norme de un médecin pour 10 000 habitants, en réalité, tout dépend de la situation épidémiologique de chaque pays. Le problème au Maroc se pose plutôt en terme de répartition. Ainsi, les médecins sont souvent introuvables dans des villages isolés comme Outat El Haj, Tacheddirt, Tinmel, Oued Laou, Aït Bouguemez, Foumzguid… La population de ces régions, pour une simple cataracte ou une angine bénigne, est obligée de parcourir des dizaines de kilomètres pour pouvoir se faire soigner.
La catastrophe qui s’est abattue en hiver dernier sur Angfou, un village de la province de Khénifra, dont personne n’avait jamais entendu parler, est encore dans les mémoires. Voilà une petite agglomération de 1 500 habitants, dépourvue de toute infrastructure médicale – ni médecin, ni infirmier ni centre hospitalier -, qui a vu la mort emporter en quelques jours 26 de ses habitants, dont l’écrasante majorité étaient des enfants en bas âge.
En catastrophe, une équipe médicale fut dépêchée sur les lieux pour procéder à quelque 225 consultations, mais on n’a jamais diagnostiqué la cause exacte de ces décès soudains, invoquant simplement le froid glacial qui avait sévi sur cette région montagneuse pendant l’hiver. Le ministère de la santé, lui, avait alors démenti toute épidémie.
Des douars comme Angfou, dont la population vit dans un sous-équipement médical dramatique, se comptent par milliers. Ils ne connaissent pas forcément des tragédies comme celle qui a frappé Angfou, mais leurs populations ne sont pas à l’abri de maladies, passagères ou chroniques, auxquelles l’absence de soins médicaux élémentaires ne permet pas de remédier.
La zone du Toubkal, la plus haute montagne du Maroc (4 167 m d’altitude), se trouve dans cette situation, selon les investigations d’une équipe médicale composée de quinze médecins, généralistes et spécialistes. Pendant six années (de 1998 à 2004), cette équipe s’y est rendue pour procéder à des consultations au bénéfice de la population locale, offrir des médicaments, et envoyer ceux qui en avaient besoin dans les centres hospitaliers les plus proches. Le Dr Aboufirass, membre fondateur de l’association «Marrakech 21», qui a initié cette entreprise humanitaire, en dresse un bilan dans un petit livre en arabe intitulé Médecine rurale, sorti en avril 2007.
Au total, les quinze médecins se sont déplacés sur les lieux 48 fois, et ont procédé à 3 267 consultations. Aucun village visité dans cette région (qui compte 22 tribus, 130 douars, et une population de 31 864 habitants), note le Dr Aboufirass, ne dispose d’un dispensaire, ni d’un médecin. «L’équipe médicale a eu connaissance de la présence d’une seule femme accoucheuse. La majorité des femmes de la région accouchent donc dans le village sans aucune assistance médicale, ou bien sont obligées de se déplacer vers les régions limitrophes pourvues de dispensaire ou d’hôpitaux : Tahannaout, Asni ou Marrakech.»
Les campagnes de vaccination n’atteignent pas les régions d’accès difficile
Côté vaccination, l’équipe reconnaît que des progrès importants ont été réalisés. Toutefois, les campagnes de vaccination menées par le ministère de la santé ne touchent que les douars d’accès facile. Les autres n’ont pas droit au vaccin. Pour les pathologies lourdes, ou lors de crises aiguës de maladie, les patients sont obligés de se déplacer à Marrakech, voire à Casablanca ou à Rabat. La plupart du temps, dans ces zones montagneuses où le froid enregistre en hiver des températures de -15°, les habitants sont pauvres et ne peuvent assurer eux-mêmes les frais d’hospitalisation. «Les patients reviennent donc au village, munis des médicaments, et, souvent, leur traitement n’est pas conduit à son terme. Pour les maladies chroniques, comme le diabète, l’hypertension artérielle ou l’insuffisance cardiaque, elles sont traitées en dehors de tout contrôle, et selon les moyens dont dispose chacun».
C’est moins une question d’infrastructures que de ressources humaines formées et motivées
Les affections les plus courantes dans cette région montagneuse ? Il y a en premier lieu les maladies de l’appareil digestif qui touchent pratiquement 20% de la population consultée. Normal : cette population ignore toute notion d’hygiène alimentaire. L’équipe médicale dresse cependant un bilan favorable quant à l’hygiène génitale des femmes : à peine 5% des femmes rurales dans cette région souffrent de maladies sexuellement transmissibles, assez courantes chez les citadines.
D’autres maladies sont recensées par l’équipe médicale : affections ORL (13,8%), rhumatismes (9,5%), affections pulmonaires (8%). Viennent ensuite le goitre et la cataracte. 25% de la population de cette région souffrent du premier car 70% consomment un sel dépourvu d’iode. Pour la seconde, 30% de la population n’ont jamais consulté un médecin, alors que le risque de cécité est énorme, note le Dr Aboufirass.
Qui peut mieux connaître et servir la médecine rurale que les médecins randonneurs qui sillonnent les campagnes et les montagnes ? Si, dans la ville ocre, il y a «Marrakech 21», à Casablanca a été constituée «Rang d’Honneur », une association composée d’un millier de membres, dont 200 médecins. A l’origine simples randonneurs, l’idée germe en eux de faire, tout en randonnant, œuvre utile. Depuis sept ans, ces «médecins sans frontières» organisent gracieusement une action médicosociale une fois par mois : 73 sorties ont été effectuées depuis la création de l’association en 2000. Ils vont à la rencontre de populations rurales.
Un jour, à Had Oulad Fraj, un patelin à 30 kilomètres d’El Jadida, raconte Noureddine Bennani, le «patron» de ces expéditions (lui-même radiologue), «il était prévu de recevoir 600 malades en une seule journée, on en a vu 3 000. Dans d’autres localités, il nous est arrivé de consulter 1 000 malades en une journée, et 1 500 sont retournés chez eux, mécontents, sans avoir pu être examinés».
Le travail mené est très professionnel, et ne laisse rien au hasard. Chaque action médicosociale est précédée d’une prospection. L’association adresse d’abord un courrier aux autorités locales en vue d’être informée des pathologies les plus fréquentes dans la région à visiter. C’est sur la base de ces données qu’est constituée l’équipe médicale, qu’est décidé le nombre de médecins généralistes et spécialistes qui feront le déplacement, et le type de médicaments à emporter.
«Au préalable, un quota de patients à consulter est fixé. Le plus souvent, il sera largement dépassé», observe le Dr Bennani.
Les consultations ont lieu dans l’école la plus proche du douar, ou dans les locaux de la commune (voir encadré ci-dessus). Les médecins de l’association ont parfois sauvé des cas désespérés, par exemple ce quinquagénaire d’Aït Ourir, à 30 kilomètres de Marrakech, presque aveugle, qui n’avait jamais consulté un ophtalmologue. L’équipe lui a rendu la vue simplement en lui donnant des lunettes.
Ou encore cet enfant de quatre ans qui n’avait jamais articulé un mot et qui a retrouvé la parole grâce à une petite intervention consistant à inciser la membrane empêchant les mouvements de la langue.
Les équipes médicales observent aussi des cancers du col de l’utérus. Les femmes se marient jeunes, ont beaucoup d’enfants, et des infections génitales à répétition. Dans nombre de régions, il n’y a aucune planification familiale : à Tifert, dans la région d’Azilal, par exemple, raconte le Dr Bennani, une femme accouche en moyenne 8 à 13 fois. Les hommes refusent le stérilet et les femmes la pilule. «Nous trouvons aussi des cancers de la langue, des tumeurs de la peau, des lymphomes, la lèpre, la tuberculose…»
Pour remédier à cette situation, le Dr Aboufirass est convaincu qu’il faut créer dans les facultés de médecine une spécialité de médecine rurale. «Il faut former des médecins multidisciplinaires, au fait de l’environnement et des pathologies qui sévissent dans les régions rurales. Si l’on n’aime pas la région, si l’on n’est pas formé pour y exercer, si on n’en connaît pas la langue, les coutumes, on restera un corps étranger. Le médecin et l’instituteur de la campagne et des régions enclavées ont une seule envie : partir».
Et de citer l’exemple canadien : une enquête a révélé que 80% des médecins des campagnes, au Canada, ne résistent pas à l’appel des villes. Ce taux a baissé de 50% une fois que les facultés de ce pays ont introduit une discipline consacrée à la médecine rurale. Autrement dit, le problème que vit le Maroc est moins celui d’infrastructures que de ressources humaines formées et motivées. Selon le Dr Aboufirass, 90% des diagnostics peuvent se faire par un simple examen clinique, pour lequel on n’a pas besoin de radiologie ni de clinique. On a besoin d’une seule chose, «la volonté et le savoir-faire», assène-t-il.
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L’accueil des patients se fait par nos médecins généralistes qui leur remettent des fiches de liaison et les orientent vers les spécialistes. La pharmacie se met en place. Les médecins spécialistes sont installés dans leurs cabinets respectifs : urologie, gynécologie, pédiatrie, ORL, psychiatrie, réanimation, gastrologie, radiologie… Les consultations peuvent commencer. Une foule énorme se bouscule devant l’entrée de l’hôpital. Les autorités locales sont là pour nous aider à gérer ce flux de personnes venues de tous les douars de la région. Parallèlement, à l’école du village, située à quelques mètres de là, ont lieu nos ateliers pour enfants : hygiène buccodentaire, petit- déjeuner équilibré, peinture, musique et atelier pédagogique. Les enfants se pressent, curieux et heureux, encadrés par leurs instituteurs. Et puis, n’oublions pas notre ami Jamal, vétérinaire, parti explorer le monde de la santé animale. 16 heures, c’est le moment le plus difficile de la journée, lorsque arrive la fin des consultations et que l’on sait que l’on ne pourra pas ausculter les derniers patients qui attendent dehors… L’école a fermé ses portes, les animateurs des ateliers nous rejoignent au dispensaire ; ils ont animé des ateliers pour 250 enfants ! La pharmacie a liquidé son stock de médicaments. Les médecins restituent leurs fiches médicales et le Dr Bennani planche sur son ordinateur pour préparer la projection-débriefing que l’on attend avec impatience. Tout le monde à l’air ravi de sa journée. 700 patients ont été auscultés ! Nous sommes fiers d’avoir respecté nos engagements. Un grand bravo à l’équipe médicale. La projection a lieu chez le pacha qui nous a gentiment reçus. Chaque spécialiste dresse le bilan de sa journée. De nombreuses recommandations sont faites. Les représentants locaux sont là pour assurer le suivi de notre action. |
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Entre les villes et les campagnes, les disparités sont encore énormes. Dans les villages isolés en plaine ou en zone montagneuse, on ne trouve qu’exceptionnellement un dispensaire, un centre de santé ou un médecin. Le personnel paramédical, quant à lui, compte 25 986 personnes dans le secteur public, soit 87 paramédicaux pour 100 000 habitants. Le nombre d’infirmiers qualifiés est estimé à 15 400. |