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Société

L’insoluble équation des 120 000 diplômés chômeurs

Les revendications de leurs associations ne sont pas uniformes : les titulaires
de diplômes supérieurs (Bac+6) réclament toujours l’intégration à la
Fonction publique.
Au-delà des questions sur la légitimité de certaines de
leurs revendications, leur mouvement pose de vrais problèmes : l’égalité des
chances en matière d’accès à l’emploi, l’adéquation
formation/emploi…

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Driss est l’un de ces milliers de diplômés chômeurs qui battent le pavé quotidiennement sur le boulevard Mohammed V de Rabat pour réclamer un travail qui lui assurerait revenu et dignité. Il a 45 ans, il a obtenu son diplôme de droit en 1989, mais il est oisif depuis. «Avec le travail, je n’attends pas qu’un salaire mensuel, mais la possibilité d’être en accord avec moi-même, d’affirmer ma personnalité et de m’extraire de ce désœuvrement qui me pèse. Des jours qui se succèdent, lourds, longs et froids où l’on erre sans but, sous les regards qui jugent, jaugent ta démarche, condamnent ton état. Dans notre société, l’homme qui ne travaille pas est soit un fainéant, soit un immature. Pour moi qui viens d’un bidonville, obtenir le Bac, c’était la porte ouverte pour la fac. Lorsque j’ai entrepris mes études de droit, je rêvais de devenir avocat. J’ai passé un concours, j’y étais presque, j’ai été recalé à l’oral sans comprendre pourquoi. Etudiant, j’étais plein d’espoir… Le chômage a brisé tout ça. Le temps qui passe, les parents que tu ne peux aider, ton corps et ton âme brisés.» Driss, auteur de ce témoignage, est membre de l’Association nationale des diplômés chômeurs du Maroc (ANDCM) créée en 1991et qui regroupe 5 000 adhérents, dans la même détresse que lui.

Les menaces de suicide se multiplient
Leila Sefiani, de même âge que Driss. Elle est titulaire d’un doctorat en géologie. Elle l’a obtenu en 2002 avec la mention très honorable et les félicitations du jury. Munie de son CV, elle a fait le tour de toutes les universités marocaines, de Tanger à Agadir, dans l’espoir d’obtenir un poste d’enseignant-chercheur. Elle a tapé à toutes les portes. Peine perdue. Elle ne désarme pas pour autant, mais craint que ses chances s’amenuisent à mesure qu’elle avance dans l’âge. Leila, elle, est membre du groupe Al Amal, créé en mai 2002, pour revendiquer le droit au travail. Un groupe d’une centaine de diplômés docteurs dans les différentes branches. Le boulevard Mohammed V devient pour Leila son quartier général.

Depuis au moins cinq ans, les sit-in et les marches de ces diplômés sont devenus quasi quotidiens sur cette artère, avec leur lot d’interventions des forces de l’ordre et de matraquages. Ils ont usé de tous les moyens pour faire entendre leur voix : sit-in, marches pacifiques, lettres et pétitions aux responsables, grève de la faim… Aujourd’hui, on passe à la vitesse supérieure : les menaces de suicide se multiplient. Certains sont passés à l’acte, en s’immolant par le feu. En août 2005, il y a même eu un suicide parmi les victimes de l’affaire Annajat. Le 15 décembre de la même année, six chômeurs ont tenté le suicide par le feu. Aucune mort n’a été déplorée, mais certains en garderont à jamais les traces de brûlures sur le corps. Le 2 mars 2006, nouvelles tentatives de suicide : quinze lauréats du «Programme national de formation qualifiante» ont tenté de s’immoler au quartier Souika à Rabat. Intervention des forces de l’ordre, hospitalisation, interpellations…

Que demandent en fait ces diplômés chômeurs ? Pas simplement le droit au travail, un droit inscrit dans la Constitution au demeurant, mais rien moins que leur intégration dans la Fonction publique.
On évalue à 120 000 le nombre de ces diplômés sans travail, dont l’âge varie entre 28 et 50 ans. Rien qu’à l’Agence nationale de la promotion de l’emploi et des compétences (Anapec), on dénombre 100 000 inscrits. En 2004, si le taux de chômage au Maroc était de 10,8 %, il était de l’ordre de 26,9 parmi les jeunes diplômés. Ce qui veut dire que le Marocain a plus de chance d’être au chômage s’il est diplômé.

Ils refusent la précarité de l’emploi dans le privé…
Pourquoi ces diplômés ne visent-ils que la fonction publique ? Pourquoi n’essayent-ils pas de tester leur savoir-faire dans le secteur privé ? Ou créer même leur entreprise ? L’Etat tend justement à réduire son budget de recrutement depuis le plan d’ajustement structurel des années 1980 ? Depuis plusieurs années, il a limité les postes budgétaires à 7 000, à l’exception de cette année où la Loi de finances a prévu 12 000 postes. Parmi les diplômés de l’enseignement supérieur, DES, DESA, docteurs et ingénieurs, trois groupes défendant les mêmes intérêts, on avance d’autres arguments pour appuyer la revendication d’intégrer la Fonction publique.

…et expliquent que dans le privé, seules 2% des sociétés offrent un emploi avec contrat de travail
R.D., titulaire d’un doctorat d’histoire moderne (sur les juifs du Maroc) à l’université Dhar El Mahraz, à Fès, depuis 2003, major de sa promotion, explique son choix : «Pourquoi refuser de travailler dans le privé ? Notre formation à l’université est basée sur la recherche scientifique et notre profil ne correspond absolument pas à un travail dans le privé. En plus, le secteur privé marocain est loin d’être structuré, seules 10 % des entreprises privées sont bien structurées, c’est un secteur rentier, où les chances d’une stabilité sociale sont inexistantes». Et d’avancer ces statistiques officielles pour démontrer la précarité de l’emploi dans le secteur privé : le pourcentage des sociétés qui emploient avec un contrat de travail ne dépasse pas 2 %. Seuls 0, 2 % des employés de ce secteur touchent le SMIG. «Comment, dans ces conditions, travailler dans le privé ?», fulmine ce membre du groupe Al Amal. Autre argument : s’il y a inflation de fonctionnaires, elle touche surtout les échelles inférieures. Le Maroc, selon les déclarations officielles, souffrirait d’une insuffisance de cadres en matière de recherche scientifique, en sciences humaines et sociales. «Le chômage dans les rangs des cadres supérieurs donne l’impression que le Maroc n’a plus de besoins dans ce domaine. Or, c’est tout le contraire», remarque ce docteur en physique, marié et père de deux enfants. Même les concours que la Fonction publique organise, ajoute-t-il, sont viciés par le clientélisme, la corruption et le népotisme. Ils évoquent aussi les départs volontaires, plus de 50 % de ceux qui en ont bénéficié étant classés à l’échelle 11 et plus. Pourquoi, s’interrogent-ils, n’occuperaient-ils pas ces places vacantes ? Les diplômés chômeurs sont intarissables en arguments pour défendre leur droit au travail dans le secteur public. «Dans la seule ville d’Al Hoceima, il y aurait 12 établissements scolaires sans directeur. Et il y a surnombre dans les classes. Comment dans ces conditions réussir la réforme prônée pas la Charte de l’éducation si l’on s’obstine à ne pas recruter parmi toutes ces potentialités qui n’attendent que cela ?», s’interrogent les diplômés à l’unisson. Et ce groupe des 966, (Bac+6), qui campe depuis plusieurs mois en face du Parlement, d’agiter l’engagement donné par le gouvernement de Abderrahmane Youssoufi de lui trouver une place dans la Fonction publique.

Quelques mois après son investiture, Youssoufi signe effectivement une convention avec les représentants des associations de chômeurs promettant le travail dans la Fonction publique à tout titulaire d’un diplôme supérieur. Depuis, 1 300 ont été embauchés. Mais l’engagement n’a pas été entièrement honoré. Quatre ans plus tard, en 2002, c’est l’affaire Annajat qui éclate, et qui compromet la crédibilité du gouvernement Youssoufi, particulièrement de son ministre de l’Emploi à l’époque, Abbas El Fassi. On connaît les péripéties de cette affaire : promesse de travail sur des navires de croisière faite à 30 000 jeunes marocains par une «société» des Emirats Arabes-Unis. L’accord est signé avec les candidats au travail par le biais de l’ANAPEC, dont le conseil d’administration est présidé par le premier ministre lui-même. Une arnaque caractérisée, puisque non seulement ces candidats au travail n’ont pas été embauchés, mais en plus ils ont été délestés de 900 DH (frais de dossier). Le fiasco de «la plus grande opération de recrutement que le Maroc ait jamais connue», clamait Abbas El Fassi, fait plonger ses victimes dans une colère indescriptible. Le gouvernement Jettou, investi en 2003, hérite du dossier et essaie de sauver les meubles. Il crée notamment une commission pour réparer les torts commis par son prédécesseur. Un millier de victimes ont pu être embauchées en Espagne et en Italie, 2 000 dans la Fonction publique, mais le problème reste entier puisque le dossier est toujours entre les mains de la justice.

Qu’a fait le gouvernement Jettou pour résoudre ce problème épineux ? Dernier épisode d’un feuilleton qui dure depuis des années et risque de dégénérer faute de solution globale: en décembre 2004, un paraphe a été apposé par le gouvernement sur la liste de 966 titulaires de diplômes supérieurs qui devront intégrer les différents secteurs de la Fonction publique. L’engagement reste à ce jour lettre morte. L’espoir a été ravivé parmi ces docteurs et ces ingénieurs au début de l’année en cours lorsque la Loi de finances 2006, au lieu de 7 000 nouveaux emplois dans le secteur public, en a prévu 12 000. Mais rien de concret encore quatre mois après son adoption. Affaire à suivre…

Associations et collectifs de diplômés chômeurs

Créée en octobre 1991, l’Association nationale des diplômes chômeurs du Maroc (ANDCM) est la première à voir le jour pour faire valoir leur droit au travail. C’est la plus implantée au Maroc avec 5 000 adhérents et 111 sections. En partenariat avec la Confédération générale du travail espagnole et la Ligue tunisienne de défense des diplômés chômeurs, une rencontre internationale est programmée au Maroc les 13 et 14 mai prochain, qui se penchera sur trois thèmes : l’exclusion sociale, le problème de l’immigration et celui du chômage. Cette association court encore pour avoir une existence légale.

Outre cette association, il existe trois collectifs, spécifique aux diplômés du supérieur : «Al Khoums», «Al Amal» et l’Union des cadres diplômés supérieurs au chômage. Ils ont soit un DES, soit un DESA, soit un doctorat ou diplôme d’ingénieur. Leur objectif commun est la concrétisation de l’accord signé en décembre 2004 par la primature pour l’intégration à la Fonction publique de 966 titulaires de diplômes supérieurs.

Le «Groupe des lauréats de la formation qualifiante», créé en 1999, défend quant à lui les intérêts des licenciés, le «Groupe des détenteurs des lettres royales» défend les intérêts des diplômés de niveau Bac.

En mai 2005 est aussi créée l’Instance nationale de soutien des diplômés supérieurs en chômage (INSDSC). Elle est composée d’acteurs politiques, syndicaux et associatifs et de militants des droits de l’homme. Parmi eux Abdelkader Azrie, Khalid Sefiani, Amina Bouayach, Abderrahim Jamaï… L’instance s’est fixé pour objectifs le soutien aux diplômés supérieurs Bac + 6 au chômage, l’obtention du gouvernement d’un agenda pour le recrutement de ces diplômés et le traitement définitif de ce dossier.