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Société

Les témoins d’actes de corruption enfin protégés ?

Une plateforme devant servir de base juridique vient d’être présentée par l’Instance centrale de lutte contre la corruption.
L’adoption d’une loi, qui mettrait en confiance les témoins d’actes de corruption, s’impose pour mieux lutter contre le fléau…
…et pour que le Maroc réponde à  ses engagements internationaux.

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L’Instance centrale de prévention de la corruption (ICPC) présidée par Abdesselam Aboudrar est-elle en train de faire le forcing pour l’adoption d’une loi visant la protection des témoins et des dénonciateurs de la corruption ? Les indices en ce sens abondent. Il y a d’abord le premier rapport de l’instance, rendu public en juillet 2010, qui est tout sauf tendre vis-à-vis du gouvernement et sa stratégie de prévention et de lutte contre la corruption. Le plan d’action du gouvernement en matière de lutte contre la corruption, lit-on dans ce rapport, présente certes plusieurs avantages, mais «souffre de l’absence d’une dimension stratégique. Celle-ci doit traduire une vision globale intégrant des orientations, des objectifs et des actions à entreprendre suivant un calendrier précis. Elle gagnerait également à prévoir des mécanismes de coordination, de concertation, de suivi et d’évaluation permettant d’en contrôler la réalisation».
Entre autres obstacles soulignés dans ce rapport, et qui sont récurrents dans les indices internationaux relatifs au développement humain, il y a la faiblesse de reddition des comptes, l’ineffectivité des lois, l’accès difficile des citoyens à l’information, mais aussi, souligne le rapport, «l’absence de protection des dénonciateurs». Cette absence de protection juridique des témoins et des dénonciateurs, soulignée à maintes reprises dans le rapport, «constitue une lacune supplémentaire qui ne peut être comblée par le bénéfice de l’excuse absolutoire, telle que prévue par le code pénal, dont les conditions d’exécution restreintes ne permettent pas la mise en œuvre et partant, de qualifier de victime le corrupteur afin qu’il puisse se constituer en partie civile». Et le rapport de recommander de manière explicite au gouvernement la promulgation de «dispositions législatives garantissant la protection juridique des victimes, des témoins, des experts et des dénonciateurs». Pour donner suite à cette recommandation , la même instance a organisé les 21 et 22 octobre, en collaboration avec le Programme de soutien à l’amélioration des institutions publiques et des systèmes de gestion dans les pays de l’Europe centrale et orientale (SIGMA), un atelier de travail au cours duquel fut présentée une plate-forme devant servir de base à l’aboutissement de ce fameux texte de protection juridique des témoins.

Seulement une centaine de plaintes depuis le démarrage des travaux de l’ICPC

Pour l’ICPC, cette protection est plus qu’une nécessité. Car, force est de constater qu’en l’espace de deux années de travail, l’instance n’a pu recevoir plus d’une centaine de plaintes. Or l’administration publique et le secteur privé ressentent quotidiennement les effets du fléau. Les résultats des enquêtes d’intégrité entreprises par Transparency Maroc (TM) ne laissent aucun doute : en 2009, selon l’indice de perception de la corruption (IPC), le Maroc a été classé 89e sur 180 pays, avec la médiocre note de 3,3 sur 10. Et le baromètre mondial de la corruption a pu constater que cette gangrène affecte notamment, et par ordre de classement, la fonction publique, le système judiciaire, le Parlement, les partis politiques, le secteur privé et les médias. La moisson pour le Centre d’assistance juridique anti-corruption (CAJAC), créé par TM en janvier 2009, est certes meilleure, puisque le centre a reçu depuis sa création à octobre 2010 quelque 794 plaintes (dont 413 traités), mais ce nombre «reste quand même dérisoire comparé à l’intensité du fléau dans la société marocaine. La campagne menée par le CAJAC entre autres dans les bus et à travers quelques stations de radio n’a pas eu d’effets notoires», remarque Ali Lahlou, directeur de l’Observatoire de la corruption et du développement de la transparence au Maroc, organisme créé en 2007 par TM.
La raison de cette impéritie des Marocains à dénoncer le fléau malgré qu’ils en souffrent quotidiennement ? « La peur de se présenter spontanément devant la justice, aggravée par le fait que le citoyen ne fait pas toujours confiance au système judiciaire. Sans parler d’un facteur d’ordre culturel : comme dans de nombreux pays, même lorsqu’il s’agit d’un acte nuisible à la communauté, comme le sont les actes de corruption, le dénonciateur est perçu comme un délateur», analyse Abdesselam Aboudrar, président de l’ICPC. (Voir entretien). Mais il y a, selon aussi bien Transparency Maroc que l’ICPC, une autre raison, déterminante : le Maroc ne dispose pas encore d’un texte de loi qui mettrait à l’abri les citoyens témoins qui ont le courage de dénoncer les actes de corruption. Certes, il y a le code de la procédure pénale (CPP) qui, dans sa section 5, fait mention, lors d’un procès, de l’audition des témoins et des experts pour éclairer la lanterne des juges, mais cela est insuffisant si on veut assurer réellement «une politique efficace de prévention et de lutte contre la corruption… mettre en confiance les témoins d’actes de corruption et les amener à considérer leur témoignage et leur dénonciation, non comme un acte négatif, mais comme un véritable acte citoyen», lit-on dans l’introduction de la plate-forme qu’a préparée l’ICPC pour justifier le bien-fondé d’une loi protectrice des témoins.
Une chose est sûre, le Maroc, conformément à ses engagements internationaux, ne pourrait faire l’économie d’une telle loi. L’article 24 de la Convention des Nations Unies contre la corruption (CNUCC) sur la protection des témoins, à laquelle a souscrit le Maroc, l’oblige à produire cette loi (Voir encadré). Plus que cela, le Maroc est dans ce domaine sous le feu des projecteurs au niveau international. Tiré au sort lors de la réunion du comité d’experts chargé du contrôle de l’application de la CNUCC, il fera l’objet d’un examen par la Slovaquie et par l’Afrique du Sud (eux-mêmes tirés au sort). Ces examens portent notamment sur les chapitres III et IV de cette convention relatifs à «l’incrimination, détection et répression», et à la «coopération internationale». Autre élément qui fait de cette loi une urgence : le Maroc abritera la 4e session de la conférence des Etats parties à la CNUCC en octobre 2011.

La plate-forme pose plus de questions qu’elle n’esquisse de réponses

Cela dit, la question qui se pose est : Que stipule la plate-forme de l’ICPC relative à la protection des témoins et des dénonciateurs, présentée au débat les 21 et 22 octobre dernier ? Selon Abdeslam Aboudrar, «cette plate-forme cherche encore des réponses à plusieurs interrogations, et ce sont les instances de l’ICPC qui auront à le faire dans leurs réunions prochaines au moment de sa finalisation. Mais elle est déjà le fruit de consultations avec des experts marocains et étrangers et d’un Benchmark avec d’autres pays».
En fait, cette plate-forme de protection des témoins de corruption articule ses questionnements autour de deux axes : le cercle des bénéficiaires et les mesures de protection à prendre, et celui de l’anonymat. Pour le premier axe, les bénéficiaires de la protection sont, pour elle, les témoins, les personnes menacées, les membres de la famille, les autres parents, les experts, les victimes et les dénonciateurs. Pour assurer leur sécurité, elle prévoit des mesures de protection, qui peuvent être ordinaires ou spéciales. «Elles peuvent prendre la forme d’aide financière, et ce, en fonction de critères laissés à l’appréciation du procureur du Roi (PR), du procureur général du Roi (PGR), ou du juge d’instruction (JI), qui prendra sa décision selon les faits de chaque cause». Quant à l’axe «anonymat», il constitue pour les rédacteurs de la charte une mesure de protection ordinaire octroyée en cas de menaces graves mettant en danger la vie et l’intégrité physique ou morale de la personne menacée, des membres de sa famille ou de ses proches. Là aussi, ce sont le PR, le PGR ou le JI qui sont habilités à définir les critères d’octroi de cet anonymat. Mais sur ces deux grands axes, la plate-forme laisse le débat ouvert aux instances de l’ICPC pour répondre à plusieurs questions qu’elle pose : la protection doit-elle se limiter aux témoins ou s’étendre aux complices, aux co-auteurs, lorsqu’ils se portent témoins ? Quelles seraient les mesures de protection et sur la base de quels critères ? Et quelle serait la durée de cette protection (avant, pendant ou après le procès) ? Autres questions concernant l’anonymat : de qui émane la demande d’octroi de l’anonymat ? Faut-il l’octroyer d’office ? Si oui dans quels cas et selon quels critères ? Des dizaines de questions sont ainsi posées par la plate-forme et ` attendent réponse des organes délibératifs de l’instance.
Ce qui serait regrettable, selon plusieurs membres de l’ICPC, est que le gouvernement ignore l’effort de cette instance et les recommandations contenues dans son premier rapport. L’on se demanderait alors quelle serait son utilité, s’inquiète El Mostapha Miftah, membre indépendant de l’instance. «Dans ce cas, l’opinion publique et le citoyen lambda, dit-il, ne sauront plus qui fait quoi. La composition de l’instance est unique au monde, y siègent en même temps administration, secteur privé, société civile et personnalités indépendantes. C’est donc une richesse que le Maroc doit exploiter».