Société
Les étrangers au Maroc bénéficient-ils pleinement de leurs droits ?
Toilettée et unifiée au début des années 2000, la loi sur les étrangers reste sans décrets d’application, sept ans après sa publication au Bulletin officiel.
Les dispositions contenues dans le texte de loi, quant aux droits d’une certaine catégorie de personnes, ne sont pas appliquées.
Les tribunaux marocains prennent parfois comme base de jugement des textes abrogés par la nouvelle loi

La loi relative à l’entrée et au séjour des étrangers au Royaume du Maroc, à l’émigration et à l’immigration irrégulières, publiée au BO du 11 novembre 2003, sert-elle vraiment à quelque chose ? Ses dispositions sont-elles vraiment appliquées ? Si oui, de quelle manière ?
La question est légitime. En 2003, et dans la foulée de la crispation sécuritaire du début des années 2000, le Maroc toilettait et unifiait son arsenal législatif concernant les étrangers vivant sur son territoire, que ceux-ci soient autorisés ou non. Nous sommes en 2010 et, près de sept ans après, les décrets devant accompagner cette application n’ont pas encore vu le jour. Ce n’est qu’en novembre 2009 qu’un texte de décret a été examiné par le conseil des ministres, et il faut attendre le contreseing d’autres ministères (la justice, les affaires étrangères, la santé, l’économie et finances et l’emploi) pour qu’il trouve le chemin de sa publication au Bulletin Officiel pour qu’il puisse entrer en vigueur. Ce retard suscite l’étonnement, notamment chez les juristes. Une première explication peut venir de la lenteur observée au niveau du Secrétariat général du gouvernement (SGG), seul habilité à préparer des décrets d’application. Il arrive en effet que des textes y soient en suspens pendant plusieurs années, privant les lois d’instruments essentiels de mise en œuvre. Une autre raison de ce retard est avancée par Fadel Boucetta, avocat au barreau de Casablanca qui a travaillé sur la politique marocaine en matière de migration et a soutenu un mémoire de DEA en sciences juridiques sur le même sujet. La programmation d’un décret est, selon lui, fonction de l’urgence du moment. «Or l’immigration, qu’elle soit légale ou clandestine, est surtout un phénomène politique, et donc le gouvernement marocain préfère opérer en souplesse, ne rien brusquer. Il ne faut pas oublier que les principales personnes concernées par ces textes sont des Subsahariens, et le gouvernement, affaire du Sahara oblige, ne veut point brusquer ces pays qui appuient la position marocaine». Une loi sans décret d’application, même si elle peut être appliquée au niveau des dispositions qui ne nécessitent pas un complément réglementaire, est une loi imparfaite, car «ces décrets sont aussi importants que la loi. Sans eux, certaines dispositions de cette dernière risquent de tomber en désuétude», estime Aziz Hatimi, avocat au barreau de Casablanca.
On connaît le contexte d’adoption de cette loi sur les étrangers, elle est venue dans la foulée des attentats terroristes du 11 Septembre aux Etats-Unis en 2001 et ceux du 16 Mai 2003 à Casablanca, mais également de la pression de l’Union Européenne sur le Maroc, l’un des pays de la rive sud de la Méditerranée d’où transitent les flux migratoires les plus importants d’Afrique vers l’Europe.
Il y a quelques années, le Maroc devenait, à son tour, un pays de migration et il était donc dans la nécessité d’adopter une nouvelle législation qui remplacerait les anciens textes régissant le domaine qui datent de l’époque du Protectorat, devenus inadaptés à la conjoncture des années 2000.
Le titre de séjour est refusé si l’étranger est considéré comme une menace pour l’ordre public
Rappelons d’abord que cette loi est animée par un double souci : d’une part, respecter les conventions internationales ratifiées par le Maroc et, d’autre part, lutter contre l’immigration clandestine en refusant l’accès au territoire marocain et le séjour «à tout étranger dont la présence constituerait une menace pour l’ordre public…», stipule l’article 4 de cette loi. Tout le problème pour les pouvoirs publics est donc de savoir comment concilier ces deux impératifs, chose qui n’est pas évidente compte tenu du nombre des étrangers établis en situation irrégulière qui ne cesse d’augmenter. Le recensement de 2004 les avait estimés entre 15 000 et 30 000 contre 51 000 vivant au Maroc d’une façon légale.
Qu’institue cette loi ? Principalement, et selon les besoins, deux titres de séjour : une carte d’immatriculation et une carte de résidence. La première «emporte autorisation de séjour pour une durée de 1 à 10 ans au maximum, renouvelable pour la même période, selon les raisons invoquées par l’étranger pour justifier son séjour…». Elle est octroyée à trois catégories de personnes : au «visiteur» qui peut vivre «selon ses propres ressources et qui n’exerce au Maroc aucune activité professionnelle», à l’étudiant «qui justifie de moyens d’existence suffisants» et à l’étranger désirant exercer au Maroc une activité professionnelle soumise à autorisation.
La carte de résidence, quant à elle, est octroyée à l’étranger «qui justifie d’une résidence sur le territoire marocain, non interrompue, conforme aux lois et règlements, d’au moins quatre années». Les autres, c’est-à-dire ceux qui ne bénéficient pas de ces titres de séjour, tombent automatiquement, après les 90 jours de séjour réglementaire, sous le coup de la loi : ils sont expulsés, reconduits aux frontières ou subissent, selon les cas, des sanctions pénales (avec droit de recours).
Mais ce qui avait inquiété au moment de l’adoption de cette loi, et continue encore d’effrayer les milieux des droits de l’homme, est que aussi bien la carte d’immatriculation que la carte de résidence pourraient être refusées si la présence de l’étranger au Maroc constitue «une menace pour l’ordre public». Cette formulation «menace de l’ordre public» revenant dans plusieurs passages du texte de loi est qualifiée de vague et prête le flanc aux interprétations les plus diverses.
Délit de faciès : des Subsahariens sont arrêtés du seul fait qu’ils sont de couleur
Cela dit, si elle ne pose pas de gros problèmes pour ceux capables de subvenir à leurs besoins et d’obtenir un titre de séjour, -encore que les tracasseries administratives pour l’obtention de ce dernier ne manquent pas, même pour les ressortissants de pays avec lesquels le Maroc a une convention d’établissement, cette loi sur les étrangers se révèle dans la pratique très sévère pour les autres.
«Les autres signifient essentiellement les Subsahariens, et les juges ne se sentent pas obligés d’être précautionneux dans l’application de cette loi à leur égard», avance M. Hatimi. Les magistrats, ajoute notre avocat, recourent systématiquement aux dispositions pénales de cette loi pour poursuivre et condamner les ressortissants étrangers qui se trouvent en situation irrégulière au Maroc (voir encadré).
Hamid Bouhaddouni qui s’occupe du dossier des «étrangers du Maroc» à l’Association marocaine des droits humains (AMDH) va encore plus loin dans son explication. Selon lui, l’immigration clandestine doit être condamnée par la loi, elle ne devrait pas être criminalisée ipso facto.
Beaucoup de Subsahariens ne sont pas des criminels, ils viennent au Maroc pour des raisons économiques, d’autres y viennent fuyant leurs pays victimes de guerres interethniques ou de persécutions politiques. Souvent, ces Subsahariens sont reconduits aux frontières sans même que les autorités ne tiennent compte des dispositions de la nouvelle loi. Certes, «la reconduction à la frontière peut être ordonnée par l’administration, par décision motivée», comme le stipule l’article 21 de la loi. Et l’étranger qui fait l’objet d’une reconduite à la frontière «peut, dans les 48 heures suivant la notification, demander l’annulation de cette décision au président du tribunal administratif, en sa qualité de juge de référé» (article 23). Ledit étranger accusé d’être en situation irrégulière peut avoir, en outre, comme l’autorise la loi, le droit à un interprète s’il ne parle pas la langue arabe.
La loi précise aussi que dès la notification de la décision de reconduite à la frontière, «l’étranger est immédiatement autorisé à avertir un avocat, le consulat de son pays ou une personne de son choix» (article 24). Or, ces procédures ne sont pas toujours respectées considère M.Bouhaddouni. «Nombre de fois, dit-il, on a été averti de Subsahariens arrêtés du seul fait qu’ils sont de couleur sans tenir compte du fait qu’ils soient en situation régulière ou irrégulière, ce n’est qu’au commissariat qu’on fait le tri. On reconduit les irréguliers aux frontières sans autre forme de procès, ou on les condamne à des peines privatives de liberté. Une fois, nous avons été alertés de la reconduite d’une femme enceinte de 8 mois, ce n’est pas normal».
Aziz Hatimi rapporte, de son côté, l’affaire d’une jeune fille subsaharienne de 17 ans, étudiante à la Faculté de droit de Rabat, en situation régulière, qui a été embarquée un jour avec trois autres de ses compatriotes en situation irrégulière. Et c’est grâce à son intervention qu’elle a pu éviter l’expulsion. «Malgré l’indication sur son passeport qu’elle est mineure, dans son PV, on s’acharnait, à mentionner qu’elle avait 19 ans et demi. Nous l’avons sauvée in extremis».
En effet, le mineur et la femme enceinte, selon la loi, quand bien même en situation irrégulière, «ne peuvent faire l’objet d’une décision d’expulsion». Au même titre que les étrangers justifiant de 15 ans de résidence ou ceux qui sont au Maroc depuis l’âge de six ans. Et ne peuvent être expulsés non plus les personnes dont la liberté ou la vie sont menacées tout comme la personne susceptible d’être la victime de traitements dégradants.
Reste une remarque importante soulevée par Me Boucetta quant à l’application de cette loi sur les étrangers par les tribunaux. Les magistrats, dans les arrêts qu’il a étudiés entre 2004 et 2005, dans le cadre de son mémoire de DEA précité, ont été sensibilisés, et l’application de la nouvelle loi est en cours. «Ce qui n’empêche pas certains juges, sans doute distraits, d’engager des poursuites, en 2004, sur la base de textes pourtant abrogés ou modifiés : c’est le cas à Tétouan, où le parquet se base sur le dahir du 08/11/1949 (abrogé par la loi n° 02/03), pour réprimer les faits d’incitation et aide à la migration clandestine».
A Casablanca, en 2005, soulève-t-il, des personnes soupçonnées d’entrée clandestine au port dans l’intention d’émigrer «ont été poursuivies sur la base du dahir du 18 avril 1961». Ces arrêts, tranchent les juristes, sont illégaux, car la loi «abroge toutes les dispositions relatives aux mêmes objets».
